Nekhludov jeta les yeux sur les prévenus. Pendant que leur destin se décidait, ils continuaient à rester assis sur leur banc, entre les deux soldats. La Maslova souriait. Et une pensée mauvaise se glissa dans l’âme de Nekhludov. Tout à l’heure, prévoyant l’acquittement de la Maslova et sa mise en liberté, il se préoccupait de savoir comment il devrait se conduire envers elle. Mais maintenant les travaux forcés et la Sibérie supprimaient du coup, pour lui, la possibilité de toute reprise de relations avec elle. L’oiseau blessé allait bientôt cesser de se débattre, dans la carnassière.
VI
Les choses se passèrent comme l’avait prédit Pierre Gérassimovitch.
Après une courte délibération, les trois juges rentrèrent dans la salle, et le président donna lecture de l’arrêt, qui commençait ainsi:
Le 28 avril 188…, par ordre de Sa Majesté Impériale, la section criminelle du tribunal du district de N…, siégeant avec la collaboration des jurés, en vertu des articles 771,776 et 777 du Code de procédure criminelle, a condamné Simon Kartymkine, paysan, âgé de trente-quatre ans, et Catherine Maslov, bourgeoise, âgée de vingt-sept ans, à la perte de tous leurs droits tant civils que personnels, et a ordonné que tous deux seraient envoyés aux travaux forcés: Kartymkine pour une durée de huit ans, la femme Maslov pour une durée de quatre ans, conformément à l’article 23 du Code Pénal;
À condamné Euphémie Botchkov, bourgeoise, âgée de quarante-quatre ans, à la perte des droits personnels et à un emprisonnement de trois ans, conformément à l’article 48 du Code Pénal;
À condamné, en outre, les trois prévenus à payer, conjointement, tous les frais du procès, en décrétant toutefois que, dans le cas où les trois prévenus seraient insolvables, les susdits frais retomberaient à la charge du trésor…
L’arrêt spécifiait ensuite que la bague aurait à être restituée aux héritiers du marchand Smielkov, et que le reste des pièces à conviction serait vendu ou détruit.
En écoutant cet arrêt, Simon Kartymkine continuait à s’agiter, à promener ses mains le long des coutures de son pantalon, et à remuer les lèvres. La Botchkova gardait une attitude impassible. Catherine Maslov, elle, était brusquement devenue d’un rouge pourpre.
— Je ne suis pas coupable! Pas coupable! — s’écria-t-elle dès que le président eut fini sa lecture. — Je le jure! Je ne suis pas coupable! Je n’ai pas voulu le tuer, je n’ai pas pensé à le tuer! Je dis la vérité! La vérité vraie!
Puis, ayant crié ces quelques mots avec une telle force que la salle entière les entendit, elle se laissa retomber sur son banc, se couvrit le visage de ses deux mains, et éclata en bruyants sanglots.
Lorsque Simon et Euphémie se levèrent pour sortir, elle resta assise, toujours sanglotante; un des gendarmes dut la secouer par le bras pour la forcer à se lever.
— Non, il est impossible de laisser les choses se passer ainsi! — se dit Nekhludov, oubliant tout à fait la mauvaise pensée qu’il avait eue quelques instants auparavant. Et, sans réfléchir, poussé par une impulsion irrésistible, il s’élança vers le corridor afin de revoir, une fois encore, la jeune femme qu’on venait d’emmener.
Devant la porte se pressait la foule des jurés et des avocats, bavardant, gesticulant, de sorte que Nekhludov dut attendre assez longtemps avant de pouvoir sortir de la salle. Quand il se trouva enfin dans le corridor, la Maslova était déjà loin. Il courut vers elle, indifférent à l’attention qu’il provoquait, et il ne s’arrêta que quand il l’eut rejointe.
Elle ne pleurait plus, mais de gros sanglots saccadés soulevaient sa poitrine, par instants, pendant qu’elle essuyait, du bout de son fichu, les gouttes de sueur qui coulaient sur ses joues. Elle passa devant Nekhludov sans le regarder. Et, lui non plus, il ne fit pas un geste pour attirer ses regards. Il la laissa passer devant lui, et, reprenant sa course dans le corridor, il se mit à la recherche du président du tribunal.
Celui-ci, lorsque Nekhludov parvint à le rencontrer, était déjà dans la loge du portier, s’apprêtant à partir. Il endossait un élégant pardessus de demi-saison, et le portier, en face de lui, lui tendait respectueusement sa canne à pommeau d’argent.
— Monsieur le président, — lui dit Nekhludov, — pourrais-je vous entretenir un moment? C’est au sujet de l’affaire qui vient d’être jugée. Je fais partie du jury.
— Mais comment donc? Le prince Nekhludov, n’est-ce pas? Trop heureux de vous retrouver! — ajouta le président en lui serrant la main.
Il se rappelait, avec une vive satisfaction, le bal où il l’avait rencontré, ce bal où il avait dansé avec plus de charme et d’entrain que tous les jeunes gens.
— En quoi pourrai-je vous servir?
— Il y a eu un malentendu pour notre réponse concernant la fille Maslov! Elle est innocente de l’empoisonnement et voilà qu’elle est condamnée aux travaux forcés! — fit Nekhludov, dont le visage s’était subitement assombri.
— Mais c’est sur vos réponses que nous avons établi l’arrêt! — dit le président en s’avançant vers la porte, — encore que, nous-mêmes, nous ayons trouvé ces réponses assez incohérentes.
Le président se souvint tout à coup que, dans son résumé, il avait été sur le point d’expliquer aux jurés la façon dont ils devaient formuler leurs réserves, au cas où ils auraient des réserves à faire; et il se souvint que, pour gagner du temps, il avait renoncé à cette partie de son explication. Mais il n’eut garde d’en rien dire à son interlocuteur.
— Il y a eu une erreur, — poursuivit Nekhludov, — Est-ce qu’on ne pourrait pas réparer cette erreur?
— Des motifs de cassation peuvent toujours se trouver! Adressez-vous à un avocat! — dit le président en étirant ses bras dans les manches de son pardessus, et en faisant, de nouveau, un pas vers la porte.
— Mais c’est une chose affreuse!
— Voyez-vous, il n’y avait pour nous que deux solutions possibles…
Le président était évidemment partagé entre son désir d’être agréable à Nekhludov et la crainte d’arriver trop tard à son rendez-vous. Dès qu’il eut achevé d’étaler ses favoris sur les deux revers de son pardessus, il prit légèrement le coude de Nekhludov, et, l’entraînant vers la porte:
— Voulez-vous que nous sortions d’ici? — lui dit-il.
— Parfaitement! — répondit Nekhludov.
Il mit en hâte son manteau et sortit avec le président. Au dehors un gai soleil brillait, les rues étaient pleines de bruit et de mouvement. Et le président dut élever la voix, à cause du cahot des roues sur le pavé.
— Voyez-vous, — reprit-il, — la situation est des plus simples. Comme je vous le disais, il n’y avait à cette affaire que deux solutions possibles. Ou bien cette créature, cette Maslova, pouvait être, pour ainsi dire, acquittée, condamnée simplement à quelques mois de prison, et sa détention préventive pouvait être admise en décompte, ce qui achevait de rendre la peine insignifiante; ou bien c’étaient pour elle les travaux forcés. Nous étions dans la nécessité d’adopter l’une ou l’autre de ces deux situations: et notre choix était subordonné à votre réponse.
— Je n’ai point songé à faire ajouter la restriction qui aurait traduit notre pensée! Je suis inexcusable de n’y avoir pas songé! — dit Nekhludov.
— Eh bien! Toute l’affaire est là! — répondit le président avec un sourire.
Il tira sa montre et regarda l’heure. À peine s’il avait trois petits quarts d’heure à passer avec sa Clara.