– Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie, monsieur l’officier.
– Excellence, dit Rostow, permettez-moi de…
– Qu’y a-t-il?
– Notre escadron sera laissé dans la réserve, ayez la bonté de m’attacher au 1er escadron.
– Comment vous appelez-vous?
– Comte Rostow.
– Ah! C’est bien, bien! Je te garde auprès de moi comme ordonnance.
– Vous êtes le fils d’Élie Andréïévitch, dit Dolgoroukow. Mais…»
Rostow, sans lui répondre, demanda au prince Bagration: «Puis-je alors espérer, Excellence?…
– J’en donnerai l’ordre.
– Demain, qui sait, oui, demain on m’enverra peut-être porter un message à l’Empereur. Dieu soit loué!» se dit-il.
Les cris et les feux de l’armée ennemie étaient causés par la lecture de la proclamation de Napoléon, pendant laquelle l’Empereur faisait lui-même à cheval le tour des bivouacs. Les soldats l’ayant aperçu, allumaient des torches de paille et le suivaient en criant: Vive l’Empereur! L’ordre du jour contenant la proclamation de Napoléon venait de paraître; elle était ainsi conçue:
«SOLDATS!
«L’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrünn, et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici.
«Les positions que nous occupons sont formidables, et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il s’agit de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation.
«Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation!
«Cette victoire finira la campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d’hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.
«NAPOLÉON.»
XIV
Il était cinq heures du matin, et le jour n’avait pas encore paru. Les troupes du centre, de la réserve et le flanc droit de Bagration se tenaient immobiles; mais, sur le flanc gauche, les colonnes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, qui avaient ordre de descendre dans les bas-fonds pour attaquer le flanc droit des Français et le rejeter, selon les dispositions prises, dans les montagnes de la Bohême, s’éveillaient et commençaient leurs préparatifs. Il faisait froid et sombre. Les officiers déjeunaient et avalaient leur thé en toute hâte; les soldats grignotaient leurs biscuits, battaient la semelle pour se réchauffer et se groupaient autour des feux, en y jetant tour à tour les débris de chaises, de tables, de roues, de tonneaux, d’abris, en un mot tout ce qu’ils ne pouvaient emporter et dont l’acre fumée les enveloppait. L’arrivée des guides autrichiens devint le signal de la mise en mouvement: le régiment s’agitait, les soldats quittaient leur feu, serraient leurs pipes dans la tige de leurs bottes, et, mettant leurs sacs dans les charrettes, saisissaient leurs fusils et s’alignaient en bon ordre. Les officiers boutonnaient leurs uniformes, bouclaient leurs ceinturons, accrochaient leurs havresacs et inspectaient minutieusement les rangs. Les soldats des fourgons et les domestiques militaires attelaient les chariots et y entassaient tous les bagages. Les aides de camp, les commandants de régiment, de bataillon, montaient à cheval, se signaient, donnaient leurs derniers ordres, leurs commissions et leurs instructions aux hommes du train, et les colonnes s’ébranlaient au bruit cadencé de milliers de pieds, sans savoir où elles allaient, et sans même apercevoir, à cause de la fumée et du brouillard intense, le terrain qu’elles abandonnaient et celui sur lequel elles s’engageaient.
Le soldat en marche est tout aussi limité dans ses moyens d’action, aussi entraîné par son régiment, que le marin sur son navire. Pour l’un, ce sera toujours le même pont, le même mât, le même câble; pour l’autre, malgré les énormes distances inconnues et pleines de dangers qu’il lui arrive de franchir, il a également autour de lui les mêmes camarades, le même sergent-major, le chien fidèle de la compagnie et le même chef. Le matelot est rarement curieux de se rendre compte des vastes étendues sur lesquelles navigue son navire; mais, le jour de la bataille, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, une seule note solennelle, la même pour tous, fait vibrer les cordes du moi moral du soldat par l’approche de cet inconnu inévitable et décisif, qui éveille en lui une inquiétude inusitée. Ce jour-là, il est excité, il regarde, il écoute, il questionne et cherche à comprendre ce qui se passe en dehors du cercle de ses intérêts habituels.
L’épaisseur du brouillard était telle que le premier rayon de jour était trop faible pour le percer, et l’on ne distinguait rien à dix pas. Les buissons se transformaient en grands arbres, les plaines en descentes et en ravins, et l’on risquait de se trouver inopinément devant l’ennemi. Les colonnes marchèrent longtemps dans ce nuage, descendant et montant, longeant des jardins et des murs dans une localité inconnue, sans le rencontrer. Devant, derrière, de tous côtés, le soldat entendait l’armée russe suivant la même direction, et il se réjouissait de savoir qu’un grand nombre des siens se dirigeaient comme lui vers ce point inconnu.
«As-tu entendu? Voilà ceux de Koursk qui viennent de passer, disait-on dans les rangs.
– Ah! C’est effrayant ce qu’il y a de nos troupes! Quand on a allumé les feux hier soir, j’ai regardé… c’était Moscou, quoi!»
Les soldats marchaient gaiement, comme toujours, quand il s’agit de prendre l’offensive, et cependant les chefs de colonnes ne s’en étaient pas encore approchés et ne leur avaient pas dit un mot (tous ceux que nous avons vus au conseil de guerre étaient en effet de mauvaise humeur et mécontents de la décision prise: ils se bornaient à exécuter les instructions qu’on leur avait données, sans s’occuper d’encourager le soldat). Une heure environ se passa ainsi: le gros des troupes s’arrêta, et aussitôt on éprouva le sentiment instinctif d’une grande confusion et d’un grand désordre. Il serait difficile d’expliquer comment ce sentiment d’abord confus devient bientôt une certitude absolue: le fait est qu’il gagne insensiblement de proche en proche avec une rapidité irrésistible, comme l’eau se déverse dans un ravin. Si l’armée russe s’était trouvée seule, sans alliés, il se serait écoulé plus de temps pour transformer une appréhension pareille en un fait certain; mais ici on ressentait comme un plaisir extrême et tout naturel à en accuser les Allemands, et chacun fut aussitôt convaincu que cette fatale confusion était due aux mangeurs de saucisses.
«Nous voilà en plan!… Qu’est-ce qui barre donc la route? Est-ce le Français?… Non, car il aurait déjà tiré!… Avec cela qu’on nous a pressés de partir, et nous voilà arrêtés en plein champ! Ces maudits Allemands qui brouillent tout, ces diables qui ont la cervelle à l’envers!… Fallait les flanquer en avant, tandis qu’ils se pressent là, derrière. Et nous voilà à attendre sans manger! Sera-ce long?… – Bon, voilà la cavalerie qui est maintenant en travers de la route, dit un officier. Que le diable emporte ces Allemands, qui ne connaissent pas leur pays!
– Quelle division? Demanda un aide de camp