La Guerre et la Paix (Texte intégral). León Tolstoi. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066445522
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une impression défavorable. Plusieurs se décidèrent pourtant à sourire, entre autres la vieille dame et MlleSchérer.

      … Elle partit; tout à coup il s’éleva un ouragan; la fille perdit son chapeau, et ses longs cheveux se dénouèrent.»

      Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d’un accès de rire si bruyant qu’il en suffoquait.

      «… Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se dénouèrent… et toute la ville l’a su!»

      Et l’anecdote finit là. Personne, à vrai dire, n’en avait compris le sens, ni pourquoi elle devait être nécessairement contée en russe. Mais Anna Pavlovna et quelques autres surent gré au narrateur d’avoir si adroitement mis fin à l’ennuyeuse et désagréable sortie de M. Pierre. La conversation s’éparpilla ensuite en menus propos, en remarques insignifiantes sur le bal à venir et sur le bal passé, sur les théâtres, le tout entremêlé de questions pour savoir où et quand on se retrouverait.

      V

      Après cet incident, les hôtes d’Anna Pavlovna la remercièrent de sa charmante soirée et se retirèrent un à un.

      D’une taille peu ordinaire, carré des épaules, et maladroit à l’extrême, Pierre avait aussi, entre autres désavantages physiques, des mains énormes et rouges; il ne savait pas entrer dans un salon, encore moins en sortir comme il convient et après avoir débité de jolies phrases. Grâce à sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au lieu de son chapeau, le tricorne à plumet d’un général, qu’il se mit à tirailler jusqu’au moment où le légitime propriétaire, effrayé, parvint à se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces défauts et toutes ces gaucheries étaient rachetés par sa bienveillance, sa candeur et sa modestie.

      MlleSchérer, se tournant vers lui, le salua comme pour lui octroyer son pardon, avec une mansuétude toute chrétienne.

      «J’espère, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous voir; mais j’espère également, mon cher monsieur Pierre, que d’ici là vous aurez changé d’opinions.»

      Il ne lui répondit rien; mais, quand il lui rendit son salut, tous les assistants purent voir sur ses lèvres ce franc sourire qui avait l’air de dire: «Après tout, les opinions sont des opinions, et vous voyez que je suis un bon et brave garçon.» C’était si vrai que tous, y compris MlleSchérer, le sentirent instinctivement.

      Le prince André avait suivi dans l’antichambre sa femme et le prince Hippolyte, qu’il écoutait avec indifférence, en se faisant donner son manteau par un laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l’œil, debout à côté de la gentille petite princesse, la regardait obstinément.

      «Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en prenant congé d’elle; vous aurez froid! C’est convenu!» ajouta-t-elle tout bas.

      Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise du mariage projeté entre sa belle-sœur et Anatole:

      «Je compte sur vous, ma chérie, répondit-elle également à voix basse. Vous lui en écrirez un mot, et vous me direz comment le père envisage la chose. Au revoir!…»

      Et elle rentra au salon.

      Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant au-dessus d’elle, lui parla de très près en chuchotant.

      Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l’un tenant un surtout d’officier, l’autre un châle, attendaient qu’il eût fini ce bavardage en français, qu’ils semblaient écouter, tout inintelligible qu’il fût pour eux, et même comprendre, sans vouloir le laisser paraître.

      La petite princesse parlait, souriait et riait tout à la fois.

      «Je suis enchanté de n’être pas allé chez l’ambassadeur, disait le prince Hippolyte. Quel ennui! Charmante soirée, n’est-il pas vrai? Charmante!

      – On assure que le bal de ce soir sera très beau, repartit la princesse en retroussant sa petite lèvre au fin duvet; toutes les jolies femmes de la société y seront.

      – Pas toutes, puisque vous n’y serez pas,» ajouta-t-il en riant. Et s’emparant du châle que présentait le valet de pied, il le poussa de côté pour envelopper la princesse. Ses mains s’attardèrent assez longtemps autour du cou de la jeune femme, qu’il avait l’air d’embrasser (était-ce intention ou gaucherie? Personne n’aurait pu le deviner). Elle recula gracieusement, en continuant à sourire, se détourna et regarda son mari, dont les yeux étaient fermés et qui avait l’air fatigué et endormi.

      «Êtes-vous prête?» dit-il à sa femme en lui glissant un regard.

      Le prince Hippolyte endossa prestement son surtout, qui, étant à la dernière mode, lui descendait plus bas que les talons, et, tout en s’embarrassant dans ses plis, il se précipita sur le perron pour aider la princesse à monter en voiture.

      «Au revoir, princesse!» cria-t-il, la langue aussi embarrassée que les pieds.

      La princesse relevait sa robe et s’asseyait dans le fond obscur de la voiture; son mari arrangeait son sabre.

      Le prince Hippolyte, qui faisait semblant de les aider, ne faisait en réalité que les gêner.

      «Pardon, monsieur, dit le prince André d’un ton sec et désagréable, en s’adressant en russe au jeune homme qui l’empêchait de passer. – Pierre, viens-tu, je t’attends,» reprit-il affectueusement.

      Le postillon partit, et le carrosse s’ébranla avec un bruit de roues.

      Le prince Hippolyte, resté sur le perron, riait d’un rire nerveux en attendant le vicomte, à qui il avait promis de le reconduire.

      «Eh bien, mon cher, votre petite princesse est très bien, très bien, dit le vicomte en se mettant en voiture, très bien, ma foi!…» Et il baisa le bout de ses doigts.

      Hippolyte se rengorgea en riant.

      «Savez-vous que vous êtes terrible avec votre petit air innocent? Je plains le pauvre mari, ce petit officier qui se donne des airs de prince régnant.»

      Hippolyte balbutia en riant aux éclats: «Et vous disiez que les dames russes ne valaient pas les Françaises: il ne s’agit que de savoir s’y prendre.»

      VI

      Pierre, arrivé le premier, entra tout droit dans le cabinet du prince André, en habitué de la maison; après s’être étendu sur le canapé, comme il en avait l’habitude, il prit un livre au hasard, – c’était ce jour-là les Commentaires de César, – et, s’accoudant aussitôt, il l’ouvrit au beau milieu.

      «Qu’as-tu fait chez MlleSchérer? Elle en tombera sérieusement malade,» dit le prince André, qui entra bientôt après en frottant l’une contre l’autre ses mains, qu’il avait petites et blanches.

      Pierre se retourna tout d’une pièce; le canapé en gémit, et, montrant sa figure animée et souriante, il fit un geste qui témoignait de son indifférence: «Cet abbé est vraiment intéressant; seulement il n’entend pas la question comme il faut l’entendre… Je suis sûr qu’une paix inviolable est possible, mais je ne puis dire comment, ce ne serait toujours pas au moyen de l’équilibre politique…»

      Le prince André, qui n’avait pas l’air de s’intéresser aux questions abstraites, l’interrompit:

      «Vois-tu, mon cher, ce qui est impossible, c’est de dire partout et toujours ce que l’on pense! Eh bien, t’es-tu décidé à quelque chose? Seras-tu garde à cheval ou diplomate?

      – Croiriez-vous que je n’en sais encore rien! Ni l’une ni l’autre