– Eh quoi, mon cousin, vous ne répondez pas? Pourquoi donc ce silence, quand Dieu sait quel monde vient se mêler de nos affaires, sans respecter le seuil de la chambre du mourant!… Intrigante!» murmura-t-elle avec fureur, en tirant à elle le portefeuille.
La violence de son geste ébranla Anna Mikhaïlovna, qui fut entraînée en avant sans toutefois lâcher prise.
«Oh!» fit le prince Basile avec un accent de reproche.
Et il se leva.
«C’est ridicule, voyons, lâchez-le, vous dis-je!»
Catiche obéit; mais comme son adversaire s’obstinait à garder le portefeuille:
«Et vous aussi, laissez-le; voyons, je prends tout sur moi, je vais lui demander… cela vous satisfait-il?
– Mais, prince, après ce grand sacrement, donnez-lui un instant de répit! Quel est votre avis? Dit-elle à Pierre, qui contemplait, tout ahuri, le visage enflammé de Catiche et les joues tremblotantes du prince Basile.
– Rappelez-vous que vous êtes responsable des conséquences, répondit sèchement ce dernier, vous ne savez ce que vous faites.
– Horrible femme!» s’écria tout à coup Catiche, en se jetant sur elle et en lui arrachant enfin le portefeuille.
Le vieux prince baissa la tête, et ses bras retombèrent le long de son corps.
Au même moment, la porte mystérieuse qui s’était si souvent ouverte et refermée avec précaution pendant cette longue nuit s’ouvrit avec fracas, et livra passage à la seconde des nièces, qui, les mains jointes, affolée de terreur, se précipita au milieu d’eux:
«Que faites-vous, balbutia-t-elle avec désespoir; il se meurt, et vous m’abandonnez toute seule!»
Catiche laissa échapper le portefeuille; la princesse Droubetzkoï, se penchant vivement, le ramassa et s’enfuit.
Le prince Basile et la princesse Catiche, une fois revenus de leur stupeur, la suivirent dans la chambre à coucher. Catiche reparut bientôt; sa figure était pâle, sa physionomie dure et sa lèvre inférieure fortement pincée. À la vue de Pierre, ses sentiments de malveillance éclatèrent:
«Oui, jouez votre comédie, jouez-la… Vous vous y attendiez!…»
Ses sanglots l’arrêtèrent, et elle s’éloigna en se cachant la figure.
Le prince Basile revint à son tour. À peine avait-il atteint le canapé occupé par Pierre, qu’il s’y laissa tomber comme s’il allait se trouver mal; il était livide, sa mâchoire tremblait, ses dents claquaient comme s’il avait la fièvre.
«Ah! Mon ami,» dit-il en saisissant les bras de Pierre.
Pierre fut frappé de la sincérité de son accent et de la faiblesse de sa voix: c’était chose nouvelle pour lui!
«Nous péchons, nous trompons, et tout cela pourquoi? J’ai dépassé la soixantaine, mon ami… Oui, tout finit par la mort, la mort, quelle terreur!…»
Et il se mit à pleurer.
Anna Mikhaïlovna ne tarda pas à paraître à son tour; elle s’approcha de Pierre à pas lents et mesurés.
«Pierre!» murmura-t-elle.
Il la regarda pendant qu’elle le baisait au front, les yeux mouillés de larmes:
«Il n’est plus!…»
Pierre continuait à la regarder par-dessus ses lunettes.
«Allons, je vous reconduirai, tâchez de pleurer… rien ne soulage comme les larmes!»
Elle le fit passer dans une salle obscure. En y entrant, Pierre éprouva la satisfaction intime de n’y être plus un objet de curiosité. Anna Mikhaïlovna l’y laissa un moment, et, quand elle revint le chercher, elle le trouva profondément endormi, la tête appuyée sur sa main.
Le lendemain, elle lui dit:
«Oui, mon cher ami, c’est une grande perte pour nous tous. Je ne parle pas de vous. Dieu vous soutiendra, vous êtes jeune, vous serez à la tête d’une fortune colossale. Le testament n’a pas encore été ouvert, mais je vous connais assez pour être sûre que cela ne vous tournera pas la tête; seulement vous aurez de nouveaux devoirs à remplir, il faut être homme!»
Pierre ne disait mot.
«Un jour peut-être…, plus tard, je vous raconterai! Enfin… si je n’avais pas été là, Dieu sait ce qui serait arrivé. Mon oncle m’avait promis, avant-hier encore, de ne pas oublier Boris, mais il n’a pas eu le temps d’y songer. J’espère, mon cher ami, que vous exécuterez les volontés de votre père.»
Pierre, qui ne comprenait rien à tout ce qu’elle disait, se taisait et rougissait d’un air embarrassé.
Après la mort du vieux comte, la princesse était retournée chez les Rostow pour s’y reposer un peu de toutes ses fatigues. À peine éveillée, elle se mit à raconter à ses amis et à ses connaissances les moindres détails de cette nuit pleine d’incidents. «Le comte, disait-elle, était mort comme elle aurait elle-même désiré mourir!… Sa fin avait été des plus édifiantes, et la dernière entrevue entre le père et le fils touchante au point qu’elle ne pouvait y songer sans attendrissement. Elle ne savait vraiment pas lequel des deux s’était montré le plus admirable pendant ces derniers et solennels instants, du père, qui avait eu un mot pour chacun et qui s’était montré d’une tendresse si profonde pour son enfant, ou du fils, qui, anéanti et brisé par la douleur, s’efforçait encore de prendre sur lui en face de son père à l’agonie… «De pareilles scènes sont navrantes, mais elles font du bien… Elles élèvent l’âme lorsqu’on a devant soi des hommes comme ceux-là!» ajoutait-elle. Elle racontait aussi et critiquait la conduite du prince Basile et de la princesse Catiche, mais bien bas, dans le tuyau de l’oreille, et sous le sceau du plus grand secret.
XXV
On attendait de jour en jour à Lissy-Gory, domaine du prince Nicolas Andréévitch Bolkonsky, l’arrivée du jeune prince André et de sa femme; mais cette attente ne troublait en rien le mode d’existence établi par le vieux prince, qu’on avait surnommé, dans un certain cercle, «le roi de Prusse». Général en chef de l’empereur Paul, il avait été exilé par lui dans sa propriété de Lissy-Gory, et il y vivait depuis lors dans la retraite avec sa fille Marie et sa demoiselle de compagnie, MlleBourrienne. Le nouveau règne lui avait ouvert les portes de sa prison et lui avait rendu le droit de séjourner dans les deux capitales; mais il s’obstinait à ne pas quitter sa terre, ayant déclaré à qui voulait l’entendre que les cent cinquante verstes qui le séparaient de Moscou pouvaient bien être franchies par ceux qui désiraient le voir, et que, quant à lui, il n’avait besoin de rien, ni de personne.
Les vices de l’humanité provenaient, disait-il, exclusivement de deux causes: l’oisiveté et la superstition. De même, il ne reconnaissait que deux vertus: l’activité et l’intelligence; et il s’occupait personnellement de l’éducation de sa fille, afin de développer en elle, autant que possible, ces deux qualités. Jusqu’à l’âge de vingt ans, elle avait étudié, sous sa direction, la géométrie et l’algèbre, et sa journée avait été méthodiquement employée à des occupations déterminées et suivies.
Quant à lui, il écrivait ses mémoires, résolvait des problèmes de mathématiques, tournait des tabatières, travaillait au jardin et surveillait la construction de ses différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le bien était grand et l’on bâtissait toujours.
Jusqu’au