Albert, né en France, se trouvait malheureusement la proie de l’éducation.
Une bâtisse d’aspect malséant et sordide, aux murs usés, flétris, crasseux de renfrognements et de gronderies, où chaque pierre, suppurant, engendrait une désolation, était le tabernacle sacré voué par l’Etat au culte du Jéhovah moderne.
Sur les orthodoxes autels, les sacrificateurs, pontifiant, égorgeaient cent et cent victimes. Ils officiaient au rite des formules consacrées, répétant les dévotions conformes, psalmodiant les credo. Les alleluia satisfaits et spécieux montaient baignés d’encens. Devant d’omnipotentes reliques liturgiquement se prosternaient des génuflexions et des hommages. Les grâces et les bénédicités à des saints innombrables se récitaient. Une multitude de dogmes anciens et récents rivalisaient de divinisme et de quia absurdum. Hors cela, point de salut! Autour de ces idoles ventrues, de mirobolantes bayadères chorégraphiaient leurs pas sentencieux. C’était l’exaltation intarissable des arbitraires conventions du siècle, la parfumée fumée au nez des anthropomorphiques et soi-disant découvertes lois, le bigotisme intellectuel et scolastique, le génie décrété, mesuré, pesé et servi tout chaud par petites tranches aux catéchumènes ahuris. Autant d’abécédaires, autant de sacerdoces. Nulle part ailleurs, ce fanatisme sous prétexte de libre arbitre! Les théogonies, les talmuds, les béguinages, les hagiologiques édifications s’enchevêtraient, se mêlaient, se combinaient, se pétrifiaient pierre philosophale à l’usage des adeptes et des ouailles. O massorètes! ô rhéteurs! D’où vînt la manne, de quel ciel germanique, classique ou cabalistique, elle était aussitôt dévorée, digérée, assimilée. L’Antéchrist du scepticisme avait beau se lever et accourir du sein des inconnaissables, il était refoulé à grands coups de syllogismes, et les arguments le réduisaient en poussière. Toutes les sciences et toutes les lettres formaient les colonnes corinthiennes et les ogives et les coupoles du temple majestueux et colossal. Des cathèdres de tous les styles descendaient les divers articles de foi comme une stérile pluie aux prétentions fertilisantes. Conclaves et sanhédrins faisaient chorus. C’était là que l’on montrait dépouillé de voiles le grand Abracadabra! La plus autoritaire des religions et la plus orgueilleuse—puisqu’elle n’a d’autre base que le pédantisme humain—régnait sans conteste en cette pagode: l’Université.
Nullitas nullitatum!
La première fois que l’on mit Albert en présence d’un texte, il éprouva cette surprise désagréable, qui le frappait à chaque occasion nouvelle de hasarder un pas dans les domaines de l’inexploré. Quelle folie avait saisi un mortel de laisser en termes barbares à la postérité des appréciations dont nul n’avait que faire, et des récits dont le plus drôle était même incapable de dérider un Auvergnat? Quelle folie plus folle encore saisissait à leur tour des contemporains d’épeler ardument ces antiquailles, dont le sens paraissait peu clair et dont la véracité semblait douteuse? L’humanité était-elle assez intéressante pour que, non content de l’actuel spectacle, on fouillât dans son passé?
Arma virumque cano Trojae qui primus ab oris...
Eh bien! quoi! Ces armes, ce guerrier, où, morbleu! leurs exploits pretintaillés touchaient-ils l’examen? Où le plaisir d’ouïr leurs ronflants et charivaresques gestes? Qui s’inquiétait que ce roman eût existé ou non? Un emballé de plus ou de moins sur la terre: la belle équipée! Et ces rivages—aujourd’hui déserts—de Troie, dût-on savoir qu’autrefois, dit-on, ils étaient florissants? Un silence éternel n’eût en rien nui.—Ah! la nuit!
Si une langue parlée par des ancêtres éveillait à peine chez Albert une curiosité, ce n’était plus que du dégoût que lui inspirait un idiome barbouillé par des étrangers. Au-delà d’une frontière, serait-il un changement à ce que l’on voit autour de soi?—Nul.—Qu’un rustre s’avisât de nommer Fuchs ce qu’il désignait renard, la bête n’en avait pas un poil ajouté à la queue, pas un gloutonnement supprimé au museau. C’étaient, là comme ici, les mêmes élucubrations, les mêmes maladresses, les mêmes charlataneries et les mêmes turpitudes. Alors?
Certes! tout ce qui concernait l’histoire de l’homme sur le globe n’ameutait en lui que les froideurs et les réserves; il lui suffisait de la petite ville, pour laquelle, sans doute, il avait parfois des inclinations et des jalousies, cependant que, dans le fond, il méprisait. Les guerres, les politiques, les bassesses et les vilenies, il les retrouvait—en moindres proportions, mais identiques—à ses horizons journaliers. Une femme battait son mari: n’était-ce point la même chose que l’Eglise de Rome matant le monde? Un chien se faisait-il écraser par une voiture, cela reproduisait l’invasion des Goths passant sur le corps de la civilisation. Deux mioches se claquant sur la place publique ressemblaient à s’y méprendre au combat de Pharsale entre César et Pompée.
La géographie semait en d’autres parages les fleuves, les montagnes, les bourgs et les casemates dont il avait des échantillons.
La zoologie décrivait chez les animaux les morphes, les économies, les appétits et les besoins dont il se sentait lui-même l’objet.
Quid novi?
Albert se voyait presque forcé de répondre: Rien.
En définitive, les mathématiques seules offraient des perspectives aimables et pertinentes. L’idéale exactitude qui les composait avait d’immuables et infinies transcendances, où le catégorique représentait l’immatérialité de l’entendement et le nécessaire automatisme du concept. L’écolier éprouvait une joie craintive à déduire les prédéterminations inexorables contenues en leurs triangles fatidiques. Il les estima pour leur noblesse et pour la pure beauté de ces rapports, qui ne s’adaptaient à rien de concret.
VI
LES ANNÉES STUDIEUSES
Albert n’en fit pas moins ses humanités avec la plus têtue des applications.
Car, s’il lui arrivait de critiquer l’enseignement, ce n’était ni par paresse, ni par irritation du travail, ni par aucune des fastidiosités communes aux inintelligents: mais il pressentait des lacunes considérables dans les satisfactions données par l’Etat aux esprits; et de ce que dans maint cas celui-ci ne fût peut-être point coupable, la faute, retombant entière sur la science, ne lui paraissait que plus cruelle ou plus sotte.
Tempête tortueuse en les dévoyés replis de sa pensée.
La société, cependant—prise pour ce qu’elle était, c’est-à-dire telle que l’avaient façonnée les péripéties du développement humain—voulait et réclamait de ses membres une éducation aussi obligatoire qu’arbitrairement conventionnelle. Chacun, sous peine infamante, devait s’y soumettre; chacun devait s’étendre sur ce niveleur lit de Procuste, d’où il se relevait uniforme et moulé. Le sort de celui qui n’y passait restait incompatible avec les manifestations civiles: soit méprisé, s’il y avait insuffisance, soit incompris, s’il y avait originalité. Nul autre chemin n’était meilleur que la grande route tracée—bien qu’elle se trainât en des lieux inutiles, en des palus stagnants, en des landes désertes, bien qu’elle se perdît sur des sommets arides et dans d’obscures fondrières, bien qu’elle fût parcourue par une détestable et dépitante foule de remorqués et d’imbéciles—pour voyager vers un avenir à la fois certain et lucratif, propice aux ambitions, donnant droit de cité en les diverses carrières qui conduisent aux honneurs et aux richesses.
Voilà pourquoi—sage malgré une tournure d’esprit qui le poussait aux témérités—Albert consacra sa jeunesse aux études reçues, qu’il voulait tout d’abord épuiser.
Du reste, en s’acharnant