Ce gouverneur, dit l'histoire, défendit d'y prononcer le nom de la peur, même au milieu des dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Jomsbourg ne pouvait céder au nombre, quelque grand qu'il fût; il devait se battre intrépidement sans reculer d'un pas, et la vue d'une mort certaine n'était pas une excuse.
Quelques jeunes guerriers de Jomsbourg, ayant fait une irruption dans les États d'un puissant seigneur norwégien, nommé Haquin, furent surpris et vaincus, malgré l'opiniâtreté de leur résistance.
Les plus distingués ayant été faits prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort, conformément à l'usage du temps.
Cette nouvelle, loin de les affliger, fut pour eux un sujet de joie; le premier se contenta de dire, sans changer de visage et sans donner le moindre signe d'effroi: «Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qui est arrivée à mon père? Il est mort, et je mourrai.» Un guerrier nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu'il pensait, il répondit qu'il se souvenait trop bien des lois de Julin pour prononcer quelque parole qui pût réjouir ses ennemis. A la même question, le troisième répondit qu'il se trouvait heureux de mourir avec sa gloire, et qu'il préférait son sort à une vie infâme comme celle de Torchill.
Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière: «Je souffre la mort de bon cœur, et cette heure m'est agréable; je te prie seulement, ajouta-t-il en s'adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu'il te sera possible, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l'on conserve quelque sentiment après avoir été décapité; c'est pourquoi je vais prendre ce couteau d'une main: si, la tête tranchée, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera la preuve du contraire. Hâte-toi de décider la question.» Torchill, ajoute l'historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage. «Je me tiendrai immobile, et tu observeras si je ferme seulement les yeux; car nous sommes habitués, à Jomsbourg, à ne pas remuer, même en recevant le coup de la mort; nous nous exerçons à cela entre nous.» Il mourut en tenant sa promesse. Le septième était un jeune homme d'une grande beauté, et à la fleur de l'âge; sa longue chevelure blonde flottait en boucles sur ses épaules. Torchill lui ayant demandé s'il redoutait la mort: «Je la reçois volontiers, dit-il, puisque j'ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j'ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre; je te prie seulement qu'aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point.»
Ces guerriers du Nord avaient un second principe de grandeur: ils étaient libres; mais, une fois qu'ils eurent occupé la France et l'Italie, et se furent partagé les vaincus comme des troupeaux de bétail, on ne vit plus que des tyrans et des esclaves. Toute justice, toute vertu, toute tranquillité, disparurent de dessus la surface de la malheureuse Europe.
Les Barbares y opérèrent si bien pendant cinq siècles, et, vers le commencement du onzième, la société féodale était devenue un tel tissu d'horreurs, de violences et d'injustices légales, que tous, tyrans comme esclaves, désirèrent un changement. La vie si misérable des sauvages de l'Amérique leur eût fait envie, et avec raison.
Vers l'an 900, les villes d'Italie, profitant de la position du pays que la mer environne, tentèrent un peu de commerce avec Alexandrie d'Égypte et Constantinople. A peine les Italiens eurent-ils quelque idée de la propriété, qu'on les vit aimer la liberté avec la passion des anciens Romains. Cet amour s'accrut avec leurs richesses, et vous savez que, pendant les douzième et treizième siècles, tout le commerce d'Europe fut entre les mains des Lombards. Tandis qu'ils s'enrichissaient au dehors, leur pays se couvrait d'une foule de républiques.
C'est aux papes qu'il faut attribuer la sagacité italienne. Par là ils jetèrent les semences de l'esprit républicain. Les marchands des villes d'Italie comprirent tout de suite qu'il est inutile d'amasser des richesses lorsqu'on a un maître pour en dépouiller.
Dans le moyen âge, comme de nos jours, la force faisait tous les droits; mais aujourd'hui la puissance cherche à donner à ses actions l'apparence de la justice. Il y a mille ans que l'idée même de justice existait à peine dans la tête de quelque baron puissant, qui, confiné dans son château, pendant les longues journées d'hiver, s'était quelquefois avisé de réfléchir. Le commun des hommes réduits à l'état de brute ne songeait chaque jour qu'à se procurer les aliments nécessaires à sa subsistance. Les papes, dont la puissance ne consistait que dans celle de quelques idées, avaient donc, au milieu de ces sauvages dégradés, le rôle du monde le plus difficile à jouer. Comme il fallait ou périr ou être habile, là, comme ailleurs, le talent naquit de la nécessité. Sous ce rapport, plusieurs papes du moyen âge ont été des hommes extraordinaires.
On sent bien qu'il ne s'agit ici ni de religion, ni à plus forte raison de morale. Ils ont su, sans force physique, dominer sur des animaux féroces, qui ne connaissaient que l'empire de la force: voilà leur grandeur.
Pour être riches et puissants, ils n'eurent qu'à bien établir qu'il y avait un enfer, que certaines fautes y conduisaient, et qu'ils avaient le pouvoir d'effacer ces fautes. Tout le reste de la religion fut forcé de servir d'appui à ce petit nombre de vérités.
Nous rions aujourd'hui des moines qui allaient vendre leurs indulgences dans les cabarets; mais nous sommes moins conséquents que ceux qui les achetaient. Une absolution d'assassinat coûtait vingt écus[3]. Le seigneur d'une ville avait-il besoin de se défaire d'une vingtaine de citoyens récalcitrants, il faisait une dépense de quatre cents écus, et, son indulgence dans la poche, leur faisait couper la tête sans nulle crainte de l'enfer. Comment lui en serait-il resté? Celui qui lui vendait l'indulgence n'avait-il pas le pouvoir de lier et de délier sur la terre[4]? Le prêtre qui donnait l'absolution pouvait avoir tort; mais elle était bonne pour celui qui la recevait, ou il n'y a plus de catholicisme. C'est à la ferme croyance dans le sacrement de la pénitence et dans les indulgences qu'il faut attribuer les mœurs si sanguinaires et si énergiques des républiques italiennes. Il y avait aussi des indulgences pour des péchés plus aimables, et vous apercevez dans le lointain la renaissance des beaux-arts.
Chaque année, l'Italie voyait quelqu'une de ses villes passer sous le joug d'un tyran, ou le chasser de ses murs. Cet état de république naissante, ou de tyrannie mal affermie, faisant la cour aux riches, qui fut celui de toutes les cités pendant les deux ou trois siècles qui précédèrent les arts, donne un singulier ensemble de civilisation. Les passions des gens riches, excitées par le loisir, l'opulence et le climat, ne peuvent trouver de frein que dans l'opinion publique ou la religion. Or, de ces deux liens, le premier n'existe pas encore, et le second s'évanouit au moyen d'indulgences achetées et de confesseurs à gages. C'est en vain qu'on demanderait à la froide expérience de nos jours l'image des tempêtes qui agitaient ces âmes italiennes. Le lion rugissant a été enlevé à ses forêts et réduit au vil état domestique. Pour le revoir dans toute sa fierté, il faut pénétrer dans les Calabres[5].
Les nerfs des peuples du midi leur font concevoir vivement les tourments de l'enfer. Rien ne borne leur libéralité envers les choses ou les personnes qu'ils regardent comme sacrées.
Telle est la troisième cause de l'éclat extraordinaire que jetèrent les arts en Italie. Il fallait un peuple riche, rempli de passions, et souverainement religieux. Un enchaînement de hasards uniques fit naître ce peuple, et il lui fut donné de recevoir les plaisirs les plus vifs par quelques couleurs étendues sur une toile.
«La patrie, dit Platon, nom si tendre aux Crétois.» Il en est de même de la beauté au delà des Alpes. Après trois siècles de malheurs, et quels malheurs!