Tous ne sont pas dominés à ce point. L’orgie comme la guerre a ses héros. Il est des natures de marbre que rien ne fatigue ni ne souille, à qui la débauche laisse leur fraîcheur et qui se relèvent de leur couche impure aussi reposées que la vierge qui, l’aube venue, hasarde son pied rose hors de son chaste petit lit.
Au milieu de la toile, au centre du thalamus, le coude appuyé sur le genou d’un homme richement vêtu et qui semble l’amphitryon de la fête, une grande femme, qu’on pourrait prendre pour la personnification de Rome, s’allonge nonchalamment dans une pose qui rappelle les sculptures du Parthénon. Son beau corps, à l’exception des bras et de la poitrine, est couvert d’une de ces draperies blanches à petits plis ondoyants et fripés, que Phidias fait moutonner comme une écume autour de ses figures.
Elle est tranquille et sereine au milieu du déchaînement général; deux rivières de cheveux bruns coulent en ondes crépelées le long de ses tempes; ses yeux baignés d’ombre s’épanouissent comme deux fleurs noires dans la pâleur mate de son visage, qu’échauffe aux pommettes une imperceptible vapeur rose. Toute sa beauté a quelque chose de nocturne, de voluptueux et de puissant. Quels baisers pourraient rougir cette chair de marbre, quels bras ployer ces flancs inassouvis? Ah! tout l’amour, tout l’or et tout le sang du monde ne viendraient pas à bout de la rassasier, cette belle au regard de sphinx, à la poitrine de statue, cette calme Messaline qui laisse pendre paresseusement son bras cerclé d’un serpent d’or, et sa main aux doigts étoilés de bagues.
Quel rêve d’impossible passe en ce moment sous ce front marmoréen? à quelle volupté irréalisable songe-t-elle après cette nuit aux fureurs orgiaques? Nul ne peut le savoir et n’oserait l’écrire s’il le savait.
Aux pieds de cette figure, point central de la composition, un jeune homme attire vers lui une belle fille aux chairs satinées, à la chevelure blonde comme le miel, qui se renverse en arrière avec un mouvement de molle résistance; de jeunes folles s’élancent après la couronne que leur tient haute un jeune convive à la grâce efféminée; des lèvres se cherchent et se joignent dans les demi-teintes du second plan; de gros hommes à faces de Vitellius s’épanouissent sous leurs couronnes de lierre et de tilleul, vermeils, illuminés, dans toute la gloire de leurs joues bouffies et de leurs mentons à triples cascades, tandis que d’autres plus jeunes, une peau de panthère jetée sur un coin de l’épaule, chantent Io Pœan! en soulevant leur patère.
Dans le coin, à droite, se tiennent adossés aux colonnes deux personnages d’aspect rébarbatif et sévère, habillés modestement, un philosophe stoïcien sans doute, et un poëte satirique, Juvénal, si vous le voulez, venus là pour observer et pour moraliser, car ils ont l’air de juges et non d’acteurs dans la saturnale qui se déroule devant eux.
Deux amphores sculptées, l’une renversée et l’autre debout, qu’enroulent des guirlandes de fleurs d’une fraîcheur admirable, garnissent les vides du premier plan, amusent les regards par leur éclat harmonieux et les invitent à pénétrer dans la toile.
Nous avons tâché, autant qu’il est en nous et que les mots le permettent, de donner une idée de la composition de M. Couture avant de passer à l’appréciation des qualités et des défauts qu’elle renferme; soin inutile sans doute pour les lecteurs de Paris, mais dont nous sauront gré ceux qui, plus éloignés, n’ont pu voir cette grande page.
La localité générale du tableau de M. Couture est grise, mais d’un beau gris argenté, perlé, qui boit la lumière et la garde, d’un gris de Paul Véronèse, qui se dore, s’azure ou s’empourpre avec une égale facilité ; coloriste, au gré des gens qui veulent des bleus tout vifs, des rouges tout crus, M. Couture ne l’est pas; mais si une gamme de tons habilement soutenue, si le rapport des nuances entre elles peuvent gagner ce titre, il appartient à l’auteur de l’Orgie romaine. Toutefois, en fait de couleurs, il nous a paru avoir plus d’harmonie encore que de mélodie: c’est clair, léger, agréable à la vue; point de trous ni de taches, la perspective aérienne est parfaitement gardée; il semble que l’on pourrait entrer dans la toile et aller s’asseoir sur le triclinium à côté de cette belle femme au regard mystérieux. L’architecture, admirablement traitée, ajoute beaucoup à l’illusion. Plusieurs figures ont un relief singulier, et se détachent complètement du fond.
Ce qui constitue l’originalité de ce tableau, c’est le mélange de vérité et de recherche du style. — Le talent de M. Couture est naturellement trivial: qu’on ne donne à ce mot aucune mauvaise signification, trivial à la façon de Rembrandt, d’André del Sarte, de Jordaëns, de l’Espagnolet et de tous les maîtres plus curieux du vrai que du beau, du réel que de l’idéal; son génie, et c’est là sa force, est essentiellement moderne; cependant il a fait, comme il en avait le droit, son rêve romain; il a étudié les statues, les bas-reliefs, les plâtres, et revêtu de son exécution vivace et flamboyante des silhouettes souvent antiques, académiques parfois. Le contraste de ce dessin et de cette couleur forme un contraste piquant; tout cela est peint avec une fougue et un entrain que ne dépasseraient pas les plus chaudes esquisses. La touche est d’une sûreté magistrale et d’un aplomb étonnant; ici la toile est à peine couverte, là elle disparaît sous de vigoureux empâtements; un morceau du plus grand fini avoisine une portion martelée par une brosse furieuse; c’est un mélange de choses suaves et brutales, de rusticités et de délicatesses, qui ne contrarient en rien l’harmonie générale; car, vu à quelques pas, le tableau semble fait tout de la même palette.
Nous avons fait d’abord la part des beautés. Elle est grande, car nous sommes plus sensible à une qualité qu’à dix défauts. Un critique plus frappé des taches que des rayons aurait à faire plus d’une remarque sur le tableau de M. Couture. — Il rappelle, dans son ordonnance, la Cléopâtre essayant des poisons de Gigoux, œuvre remarquable à plusieurs titres. On peut alléguer, pour excuse, que la disposition du triclinium amène naturellement cette ressemblance. On aurait aussi le droit de demander au jeune peintre pourquoi il a oublié une chose assez importante dans une orgie, la table et les mets; à l’exception des deux grands vases de pierre, plus aptes à contenir des fleurs que du vin, il n’y a dans cette vaste toile, peuplée de gens ivres, ni amphores, ni vases, ni aiguières, ni plats d’or ou d’argent, ni chair, ni poisson, ni fruits, ni pain, ni gâteaux, rien de ce qu’il faut pour banqueter à la manière antique ou moderne. Véronèse approvisionnait mieux ses festius que cela. — Aussi a-t-on dit, en riant, que c’était une orgie de peintre, et qu’on s’y nourrissait de beaux tons.
Nous reprocherons en outre à M. Couture d’avoir une tendance à fouetter de rouge les coudes, les genoux, les talons et les mains de ses figures; ces martelages roses sur les gris nacrés des chairs, dont ils réveillent trop brusquement la froideur, malgré leur coquetterie apparente, ôtent de l’élégance et de la distinction aux figures. — D’ailleurs, les débauchés et les voluptueuses ont les chairs blanches et les mains pâles. Ces teintes vermeilles indiquent l’innocence, la virginité, la jeunesse dans sa fleur; la vertu a les bras rouges, c’est un diagnostic bien connu, et M. Couture n’a pas eu l’intention de représenter des sages et des vestales. Ces nuances vermillonnées ont de plus le désavantage d’indiquer un pays froid. Dans les climats chauds, une seule teinte mate revêt les corps des pieds à la tête: il est vrai que la lumière qui baigne les personnages de M. Couture semble tomber plutôt du ciel gris du nord que de la coupole de saphir du midi; ce qui n’empêche pas son tableau d’être une fort belle chose et d’éteindre toutes les toiles qui l’environnent.
Avec ses qualités et ses défauts, M. Couture est parvenu à une chose bien difficile aujourd’hui, à produire une vive impression sur les artistes et sur le public. Homme du monde ou rapin, nul ne passe indifférent devant l’Orgie romaine, et ceux mêmes qui la voudraient plus antique lui reconnaissent