Nouvelles. Amédée Achard. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Amédée Achard
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066328085
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      — Certainement.

      — Alors tu vas me le dire.

      — A quoi bon, puisque tu ne l’épouseras jamais?

      Esther regarda Charlotte. Celle-ci plia soigneusement son ouvrage, et posant une main froide sur le bras d’Esther: — J’entends les grelots de nos chevaux qui ramènent Clotilde... Allons la recevoir avec autant d’empressement que de reconnaissance, comme il convient à des filles pauvres qui ont l’honneur d’avoir une sœur millionnaire... Tu pourras causer librement avec elle aujourd’hui.

       Table des matières

      Madame d’Équemaure venait en effet de descendre à l’entrée de la cour. C’était une femme élancée, blonde et blanche, qui avait dans la physionomie un mélange singulier de coquetterie et de hauteur. Déjà madame de Carnavon se précipitait au-devant d’elle, étonnée de ne pas voir ses deux filles cadettes, mais suivie d’Hortense. Le cocher, endimanché et raide sur son siège, regardait avec un air de tristesse et de fierté les deux chevaux tout blancs d’écume qu’il avait poussés pour faire honneur à sa maîtresse. Esther et Charlotte apparurent alors au sommet du petit perron. — Hâtez-vous, voici votre sœur! leur cria madame de Carnavon, presque irritée, — et elle entraîna madame d’Équemaure dans le salon, où une collation avait été préparée.

      Clotilde était de ces personnes à qui la nature et le hasard ont tout prodigué, et auxquelles par conséquent on accorde tout. C’est comme un droit qu’elles tiennent de leur bonheur. Elle était née jolie et heureuse. Jamais de maladie, ce qui faisait que, lorsqu’elle avait une indisposition passagère, il semblait que ce fût une injustice dont elle était victime. Certains êtres naissent privilégiés, comme si les fées de la légende s’étaient réunies autour de leur berceau pour leur aplanir la vie; ils ne connaissent point les larmes et ne se déchirent pas aux épines. Destinée à n’avoir qu’une mince dot engagée dans une terre qui la gardait comme un avare son trésor, Clotilde s’était tout à coup trouvée riche par la grâce d’un souvenir in extremis, un parrain opulent, qui l’avait à peine vue trois ou quatre fois en dix ans, l’ayant instituée sa légataire universelle. Un homme élégant, encore jeune, qui avait passé par la diplomatie, se présenta à point nommé pour associer une grosse fortune naissante et. la tirer du Courtil. Elle prit sa volée vers Paris, nullement surprise de ce coup du sort qui lui ouvrait à deux battants les portes d’un monde où ses sœurs ne devaient point entrer. Plus tard, il lui sembla naturel qu’elles restassent dans l’ombre, comme il lui avait paru légitime qu’elle prît sa place dans la lumière. Cependant, polie et bien élevée, elle ne cessa pas d’entretenir avec elles une correspondance intermittente où elle les aimait en jolies phrases bien tournées; madame de Carnavon en prenait texte pour s’extasier sur sa bonté.

      — Mon Dieu, que je suis lasse! s’écria madame d’Équemaure en se laissant tomber sur le grand fauteuil que sa mère avait poussé vers elle. Dans la même semaine, deux bals, un concert, trois ou quatre sauteries, un déjeuner dansant, et je ne sais combien de promenades, sans parler des dîners auxquels on m’invite tous les soirs... Cannes me tuera!

      — Pauvre chère! comment as-tu fait pour nous venir voir? Vite, Esther, un coussin sous les pieds de ta sœur!

      Esther prit le coussin et se courba pour le glisser sous les pieds finement chaussés de Clotilde. — Merci, petite, murmura madame d’Équemaure, à qui sa mère présentait de beaux fruits et des gâteaux sur une assiette.

      Madame d’Équemaure les repoussa d’un geste de lassitude sans y toucher, et s’adressant à Hortense, qui s’empressait autour d’elle: — Tu dois avoir liquidé les comptes de la dernière récolte. Est-ce qu’il ne me revient pas quelque petite chose pour ma part? Pourras-tu me remettre cela tout à l’heure?

      — Certainement; la somme qui t’appartient est en or dans mon tiroir. Voici mes clefs, Charlotte, va la chercher.

      — Êtes-vous heureuses d’avoir ainsi toujours de l’argent prêt! s’écria Clotilde. Il n’y a peut-être pas deux louis dans ma bourse... Ai-je bien fait de venir! Si vous saviez ce que c’est qu’un château, — une villa qu’on loue pour sa santé, cinq ou six chevaux, un domestique nombreux, des voyages, le monde qui vous impose une dépense effroyable en toilettes, les réceptions de l’hiver,... que sais-je, moi? On a beau être riche, c’est comme si on était pauvre. Ah! j’ai bien souvent envié le repos dont vous jouissez au Courtil.

      Elle soupira. — Veux-tu changer? dit Charlotte, qui revenait, une petite bourse à la main.

      — Pauvre sœur! répondit Clotilde d’un air doux, ta santé n’y résisterait pas.

      Charlotte s’approcha d’Esther, et, se penchant à son oreille: — Tu sais qu’elle partira avant le coucher du soleil; donc, si tu veux parler, ne perds pas trop de temps.

      Esther profita d’un moment où madame d’Équemaure, rafraîchie et reposée, se promenait à pas lents sous une treille, pour s’ouvrir à elle du projet qui la concernait Aux premiers mots, sa sœur l’arrêta, et, ralentissant sa marche paresseuse: — Que me dis-tu là ?... Une dot?... Alors ce monsieur qui te veut pour femme ne te prend donc que pour ton argent?

      Elle se tourna vers sa mère, qui la suivait, faisant admirer à Hortense la grâce et le bon goût de ses ajustements, et l’interpellant avant même qu’Esther eût pu lui répondre: — Je croyais à cette chère enfant plus de fierté, reprit-elle. Comment! elle écoute les propositions d’un homme qui parle de dot avant même de s’être présenté ?... Mais jamais, quant à moi, je n’aurais consenti à épouser M. d’Équemaure, s’il avait soulevé une pareille question! — Ah! ma chère, réfléchis... C’est une injure qu’il te fait!

      Esther, interdite, essaya de répliquer; Clotilde l’interrompit: — J’aurais cette somme de quarante mille francs à ma disposition, — et je n’en ai pas le premier centime, — que M. d’Équemaure, qui a le sentiment de toutes les délicatesses, s’opposerait formellement à ce que je t’en fisse l’abandon.

      — Je n’ai pas cru devoir faire aucune observation à Esther, je l’ai laissée à son libre jugement, dit madame de Carnavon.

      — Alors il t’a mal inspirée, ma mignonne. Ne parlons plus de cela, veux-tu? Dans ton propre intérêt, par respect pour ta dignité, c’est par un refus catégorique que tu dois répondre... Il est de ces procédés qui dévoilent un homme.

      — Que te disais-je? murmura Charlotte à l’oreille d’Esther.

      Madame d’Équemaure, embrassée, choyée, bien enveloppée d’un manteau dont on dépouilla Hortense pour la couvrir, accablée de remercîments pour la peine qu’elle s’était donnée, repartit bientôt dans la calèche qu’on avait bourrée de paniers de fruits choisis parmi les meilleurs et les plus beaux. Il ne fut plus question du mariage d’Esther.

      Dans la soirée, et contrairement aux habitudes de la maison, Esther et Charlotte, qui avaient eu la même pensée sans se la communiquer, se rencontrèrent dans le jardin, où quelques heures auparavant une conversation les avait réunies déjà. Elles se dirigèrent vers le petit banc où l’ombre des chênes les protégeait et d’où leur voix ne pouvait être entendue. — Commences-tu à comprendre? dit Charlotte, dont le visage pâle apparaissait tout blanc aux clartés de la lune.

      — Oui, répondit Esther, et je le regrette.

      — Pourquoi? Il faut s’habituer à regarder les choses bien en face et les bien voir telles qu’elles sont, soit qu’on incline du côté de la révolte, soit qu’on penche vers la soumission. La révolte demande une énergie que je n’ai pas; je me suis soumise.

      — Tu avais donc une expérience personnelle de l’entretien que je viens d’avoir?

      —