Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen âge, il entama les mémoires: Froissart, Comines, Pierre de l’Estoile, Brantôme.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaient si fort, qu’il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui aurait les applications les plus lointaines.
Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l’inscription morale peinte sous l’horloge; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saint Louis; ils en rêvaient dans le dortoir, d’où l’on domine un cimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient interminablement.
Ils parlaient de ce qu’il feraient plus tard, quand ils seraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grand voyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas;—et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de salin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d’espoir. Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.
Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil, tandis que des senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorte d’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos, étourdis, enivrés. Les autres, en manche de chemise, jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On s’en revenait, en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs; les rues désertes sonnaient sous leurs pas; la grille s’ouvrait, on remontait l’escalier; et ils étaient tristes comme après de grandes débauches.
M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut par les exhortations de son ami; et, aux vacances de1837, il l’emmena chez sa mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux offices, il tenait des discours républicains; enfin, elle crut savoir qu’il avait conduit son fils dans des lieux des honnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent que davantage: et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l’année suivante, partit du collège, pour étudier le droit à Paris.
Frédéric comptait bien. l’y rejoindre. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux ans; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l’aise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s’était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l’École et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs; et, s’il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves qui s’écroulait.
– «Console-toi,» dit le fils du capitaine, «la vie est longue; nous sommes jeunes. Je te rejoindrai! N’y pense plus!»
Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.
Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne parla pas d’elle, retenu par une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations; et Deslauriers l’engagea fortement à cultiver cette connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps n’avait rien écrit; ses opinions littéraires étaient changées: il estimait par-dessus tout la passion; Werther, René, Franck, Lara, Lélia et d’autres plus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs; alors, il rêvait des symphonies; ou bien la surface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L’économe sociale et la Révolution française le préoccupaient. C’était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l’air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu’il n’eût froid, elle lui envoyait son manteau.
– «Reste donc!» dit Deslauriers.
Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux ponts qui s’appuient sur l’île étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s’inclinant quelque peu; à droite, l’église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées; et, à gauche les haies d’arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l’on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d’une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu’à eux; la chute de la prise d’eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.
Deslauriers s’arrêta, et il dit:
– «Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est drôle! Patience! un nouveau89se prépare! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges! Ah! si j’avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela! Mais, pour entreprendre n’importe quoi, il faut de l’argent! Quelle malédiction que d’être le fils d’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain!»
Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s’en enveloppèrent tous deux; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côté à côté.
– «Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi?» disait Frédéric. L’amertune de son ami avait ramené sa tristesse. «J’aurais fait quelque chose avec une femme qui m’eût aimé. Pourquoi ris-tu? L’amour est la pâture et comme l’atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu’il me faudrait, j’y renonce! D’ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m’éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n’en sais rien.»
L’ombre de quelqu’un s’allongea sur les pavés, en même temps qu’ils entendirent ces mots:
– «Serviteur, messieurs!»
Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d’une ample redingote brune, et coiffé d’une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.
– «M. Roque?» dit Frédéric.
– «Lui-même!» reprit la voix.
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