On découvre sans peine dans les livres de Wagner la genèse des idées qui devaient aboutir à la fondation de Bayreuth, les influences sous lesquelles s'est élaborée, achevée la conception du drame lyrique. Quelques phrases éparses en des lettres familières suffisent à dévoiler la pensée intime de Mozart sur la musique et l'opéra. Avec Berlioz, nous sommes en pleines ténèbres. Il a entassé des milliers de pages de critique; on possède les lettres qu'il adressait à ses amis; lui-même n'a jamais été avare de confidences sur ses œuvres et sa vie; cependant il nous est impossible de nous orienter au milieu de la diversité de ses théories et de ses tendances.
Wagner a entrevu la cause de ces décevantes inconséquences: «Du fond de notre Allemagne, dit-il, l'esprit de Beethoven a soufflé sur lui, et certainement il fut des heures où Berlioz désirait être un Allemand; c'est en de telles heures que son génie le poussait à écrire à l'imitation du grand maître, à exprimer cela même qu'il sentait exprimé dans ses œuvres. Mais dès qu'il saisissait la plume, le bouillonnement naturel de son sang de Français reprenait le dessus, le bouillonnement de ce sang qui frémissait dans les veines d'Auber, lorsqu'il écrivit le volcanique dernier acte de sa Muette... Heureux Auber, qui ne connaissait pas les symphonies de Beethoven! Berlioz lui, les connaissait; bien plus, il les comprenait, elles l'avaient transporté, elles avaient enivré son âme... et néanmoins c'est par là qu'il lui fut rappelé qu'un sang français coulait dans ses veines. C'est alors qu'il se reconnut incapable de faire un Beethoven, c'est alors aussi qu'il se sentit incapable d'écrire comme un Auber[41].»
La remarque de Wagner est pénétrante, mais elle ne touche qu'à l'écriture musicale; elle n'éclaire pas encore tous les aspects du génie de Berlioz. Il faut pousser plus loin si l'on veut deviner quel combat terrible tourmenta cette âme divisée contre elle-même.
«J'ai mis au pillage Virgile et Shakespeare...», écrit Berlioz au sujet des Troyens. Virgile et Shakespeare! Voilà en deux mots l'origine des incertitudes, des contradictions, des incohérences parmi lesquelles se débattait son imagination inquiète et douloureuse. Pas un seul jour il ne se douta qu'il adorait deux divinités ennemies et que servir l'une, c'était renier l'autre. Il ne s'en douta pas; mais les divinités se vengèrent.
Il était classique d'intelligence, classique d'éducation, classique jusqu'aux moelles.
Le premier poète qu'il a lu, senti, aimé, c'est Virgile[42]. Enfant, l'agonie de Didon l'a fait pleurer et frissonner. Plus tard, Gluck excite les premiers transports du musicien et lui dicte sa vocation, Gluck qui, même en évoquant les héros d'Euripide ou du Tasse, reste par-dessus tout virgilien, c'est-à-dire profondément classique au sens français çais du mot, Gluck si voisin de l'art de nos tragiques par sa robuste sobriété, sa science de la passion, sa pompeuse élégance, Gluck qui, dans ses chefs-d'œuvre, a continué, sans le surpasser, Rameau, «le plus français des Français de France[43]». Mais, pour son malheur, le temps de ses premières œuvres et de ses premières amours est celui où la bourrasque romantique se déchaîne sur la France. Tout dans les promesses de l'école nouvelle séduit sa nature brûlante: les règles brisées, les conventions abolies, la passion glorifiée, la révélation d'une beauté inconnue. Il devient donc romantique; mais sa sensibilité est seule atteinte; son goût demeure classique.
Quand Berlioz part pour Rome, le poison est déjà dans ses veines: c'est Byron qu'il lit au Colisée, ce sont des chœurs de Weber qu'il chante avec des peintres allemands en revenant, le soir, de ses promenades à travers la campagne romaine. Égaré par les prestiges romantiques, il n'est plus capable d'écouter la leçon des ruines et du ciel. Mais ni les fées, ni les sorcières, ni Satan, ni les dieux du Nord ne peuvent fermer son oreille à la voix de Virgile, qui lui parle sans relâche sur la terre du Latium. Des vers de l'Énéide se réveillent à tout propos dans son esprit; et, près de Subiaco, s'accompagnant de sa guitare, il chante, dans la solitude, la mort du jeune Pallas et le désespoir du bon Évandre. Ces souvenirs, rien ne les effacera jamais; ils se mêleront à toutes les joies, à toutes les souffrances, à toutes les admirations de Berlioz. Ce sera le convoi de Pallas qu'il croira voir passer, quand il entendra la marche funèbre de la Symphonie héroïque. Tous ses écrits sont parsemés de citations de Virgile; ses feuilletons les plus moroses en sont émaillés. Il est torturé, tenaillé, à la pensée de débrouiller un scénario de Scribe: un vers des Églogues traverse sa mémoire, et le voilà qui sourit sur le chevalet. Le poète latin a inspiré son premier essai: la Mort d'Orphée, et sa dernière œuvre: les Troyens.
Berlioz a aimé aussi, hélas! formidablement aimé ce fétiche barbare que les artistes d'alors nommaient Shakespeare, ayant appris, par les traductions de Letourneur, que le poète anglais, détesté de Voltaire, ignorait la règle des trois unités, peuplait la scène de fantômes et introduisait le calembour dans la tragédie. Le shakespearianisme des romantiques français est une des mystifications les plus plaisantes de l'histoire littéraire. Berlioz, lui-même, nous a fait là-dessus des aveux bons à retenir. Il venait d'assister avec une émotion poignante à la représentation de Roméo et Juliette donnée à Paris par la troupe anglaise dont Henriette Smithson faisait partie; «Il faut ajouter, dit-il en rappelant cette heure de sa vie, que je ne savais pas alors un seul mot d'anglais, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers les brouillards de la traduction de Letourneur et que je n'apercevais point en conséquence la trame poétique qui enveloppe comme d'un réseau d'or ces merveilleuses créations. J'ai le malheur qu'il en soit à peu près de même aujourd'hui. Il est bien plus difficile à un Français de sonder les profondeurs du style de Shakespeare qu'à un Anglais de sentir les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos deux poètes sont de riches continents. Shakespeare est un monde.» Avec les autres romantiques, il adora donc ce poète inconnu. Shakespearien devint pour lui comme pour eux le mot qui excuse toutes les folies. Shakespeariens, les effets «foudroyants» pour lesquels il décuple les sonorités de l'orchestre; shakespearienne, l'obsession du colossal, du titanique; shakespearien, le mélange du trivial et du sublime dans la symphonie; shakespearien surtout, ce mépris des conventions qui tiennent à l'essence même de l'art, l'imprudente ambition d'amalgamer des sons, des couleurs et de la littérature.
Dans ses premières œuvres, la passion romantique domina presque souverainement; mais elle ne put en bannir la finesse, l'élégance et la tendresse virgiliennes. La «scène aux champs» de la Symphonie fantastique, le début de la Damnation de Faust, d'autres fragments encore attestaient la persistance du goût classique. Puis, un jour, par cette sorte de régression qui, vers le milieu de la vie, ramène les hommes à leur véritable nature, aux instincts qu'ils ont hérités de leur race et de leur famille, Berlioz se détourna du romantisme. Alors il composa l'Enfance du Christ, Béatrice et Bénédict, les Troyens: à son insu, il rentrait dans sa voie. Quand il fit exécuter l'Enfance du Christ, quelques personnes soutinrent qu'il avait modifié son style et sa manière. Il haussa les épaules: «J'aurais écrit, dit-il, l'Enfance du Christ de la même façon, il y a vingt ans.» C'était vrai: il eût pu l'écrire; mais il avait écrit la Symphonie fantastique! Nul artiste ne fut aussi inconscient des mouvements de son génie. Jamais il ne s'aperçut qu'en lui même son goût et sa sensibilité se livraient bataille. Il souffrit tragiquement de ce conflit, mais ignora la cause de son mal.
Combien de poètes et d'artistes romantiques subirent le même tourment pour avoir, dans un moment de bravade, refusé d'entendre le cri de leur propre nature! Combien ont pu répéter le cantique de Racine:
Hélas! en guerre avec moi-même |
Où pourrai-je trouver la paix? |
La paix, c'est-à-dire l'heureux accord de toutes les facultés d'une âme humaine, sous la loi de la tradition.
ANDRÉ HALLAYS
AVERTISSEMENT