Puisque nous en sommes à la sculpture, parlons tout de suite des stalles du chœur, admirable menuiserie qui n'a peut-être pas sa rivale au monde. Les stalles sont autant de merveilles; elles représentent des sujets de l'Ancien-Testament en bas-reliefs, et sont séparées l'une de l'autre par des chimères et des animaux fantastiques en forme de bras de fauteuil. Les parties planes sont formées d'incrustations relevées de hachures noires comme les nielles sur métaux; l'arabesque et le caprice n'ont jamais été plus loin. C'est une verve inépuisable, une abondance inouïe, une invention perpétuelle dans l'idée et dans la forme; c'est un monde nouveau, une création à part aussi complète, aussi riche que celle de Dieu, où les plantes vivent, où les hommes fleurissent, où le rameau se termine par une main et la jambe par un feuillage, où la chimère à l'œil sournois ouvre ses ailes onglées, où le dauphin monstrueux souffle l'eau par ses fosses. Un enlacement inextricable de fleurons, de rinceaux, d'acanthes, de lotus, de fleurs aux calices ornés d'aigrettes et de vrilles, de feuillages dentelés et contournés, d'oiseaux fabuleux, de poissons impossibles, de sirènes et de dragons extravagants, dont aucune langue ne peut donner l'idée. La fantaisie la plus libre règne dans toutes ces incrustations, à qui leur ton jaune sur le fond sombre du bois donne un air de peinture de vase étrusque bien justifié par la franchise et l'accent primitif du trait. Ces dessins, où perce le génie païen de la renaissance, n'ont aucun rapport avec la destination des stalles, et quelquefois même le choix du sujet laisse voir un entier oubli de la sainteté du lieu. Ce sont des enfants qui jouent avec des masques, des femmes qui dansent, des gladiateurs qui luttent, des paysans en vendange, des jeunes filles tourmentant ou caressant un monstre fantastique, des animaux pinçant de la harpe, et même de petits garçons imitant dans la vasque d'une fontaine le fameux Manneken-Pis de Bruxelles. Avec un peu plus de sveltesse dans les proportions, ces figures vaudraient les plus purs étrusques: unité dans l'aspect et variété infinie dans le détail, voilà le difficile problème que les artistes du moyen âge ont presque toujours résolu avec bonheur. À cinq ou six pas, cette menuiserie, si folle d'exécution, est grave, solennelle, architecturale, brune de ton, et tout à fait digne de servir d'encadrement aux pâles et austères visages des chanoines.
La chapelle du Connétable, capilla del Condestable, est à elle seule une église complète; le tombeau de don Pedro Fernandez Velasco, connétable de Castille, et celui de sa femme, en occupent le milieu et n'en sont pas le moindre ornement; ces tombes sont de marbre blanc et d'un travail magnifique. L'homme est couché dans son armure de guerre enrichie d'arabesques du meilleur style, dont les sacristains lèvent avec du papier mouillé des empreintes qu'ils vendent aux voyageurs; la femme a son petit chien à côté d'elle, ses gants et les ramages de sa robe de brocart sont rendus avec une finesse inouïe. Les têtes des deux époux reposent sur des coussins de marbre, ornés de leur couronne et de leurs armoiries; des blasons gigantesques décorent les murailles de cette chapelle, et sur l'entablement sont placées des figures portant des hampes de pierre pour soutenir des bannières et des étendards. Le retablo (on appelle ainsi les façades architecturales qui accompagnent les autels) est sculpté, doré, peint, entremêlé d'arabesques et de colonnes, et représente la circoncision de Jésus-Christ, figures de grandeur naturelle. À droite, du côté où est le portrait de doña Mencia de Mendoza, comtesse de Haro, se trouve un petit autel gothique enluminé, doré, ciselé, enjolivé d'une infinité de figurines que l'on croirait d'Antonin Moine, tant elles sont légères et spirituellement tournées; sur cet autel il y a un christ en jais. Le grand autel est orné de lames d'argent et de soleils de cristal, dont les reflets miroitants forment des jeux de lumière d'un éclat singulier. À la voûte s'épanouit une rose de sculpture d'une délicatesse incroyable.
Dans la sacristie qui est auprès de la chapelle, on voit enchâssée au milieu de la boiserie une Madeleine que l'on attribue à Léonard de Vinci: la douceur des demi-teintes brunes et fondues avec le clair par des dégradations insensibles, la légèreté de touche des cheveux et la rondeur parfaite des bras, rendent cette supposition tout à fait vraisemblable. On conserve aussi dans cette chapelle le diptyque en ivoire que le connétable emportait à l'armée et devant lequel il faisait sa prière. La capilla del Condestable appartient au duc de Frias. Jetez en passant un regard sur cette statue de saint Bruno, en bois colorié, qui est de Pereida, sculpteur portugais, et sur cette épitaphe qui est celle de Villegas, traducteur du Dante.
Un grand escalier du plus beau dessin, avec de magnifiques chimères sculptées, nous tint quelques minutes en admiration. J'ignore où il conduit et sur quelle salle s'ouvre la petite porte qui le termine; mais il est digne du palais le plus éblouissant. Le grand autel de la chapelle du duc d'Abrantès est une des plus singulières imaginations que l'on puisse voir: il représente l'arbre généalogique de Jésus-Christ. Voici comme cette bizarre idée est rendue: le patriarche Abraham est couché au bas de la composition, et dans sa féconde poitrine plongent les racines chevelues d'un arbre immense dont chaque rameau porte un aïeul de Jésus, et se subdivise en autant de branches qu'il y a de descendants. Le faîte est occupé par la sainte Vierge, sur un trône de nuages; le soleil, la lune et les étoiles, argentés et dorés, scintillent à travers les efflorescences des rameaux. Ce qu'il a fallu de patience pour découper toutes ces feuilles, fouiller ces plis, évider ces branches, détacher du fond tous ces personnages, on n'ose y songer qu'avec effroi. Ce retablo, ainsi travaillé, est grand comme une façade de maison, et s'élève pour le moins à trente pieds de haut, en y comprenant les trois étages, dont le second renferme le couronnement de la Vierge, et le dernier un Crucifiement avec saint Jean et la Vierge. L'artiste est Rodrigo del Haya, sculpteur, qui vivait dans le milieu du XVIe siècle.
La chapelle de sainte Thècle est tout ce qu'on peut imaginer de plus étrange. L'architecte et le sculpteur semblent s'être donné pour but le plus d'ornements possible dans le moins d'espace possible; ils y ont parfaitement réussi, et je défierais l'ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d'une seule rosace ou d'un seul fleuron. C'est le mauvais goût le plus riche, le plus adorable et le plus charmant: ce ne sont que colonnes torses entourées de ceps de vigne, volutes enroulées à l'infini, collerettes de chérubins cravatés d'ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en éventail, chicorées épanouies et touffues, tout cela doré et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont exécutés fil par fil, point par point, et d'une effrayante minutie. La sainte, environnée par les flammes du bûcher, dont l'ardeur est excitée par des Sarrasins en costumes extravagants, lève vers le ciel ses beaux yeux d'émail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau bénit, frisé à l'espagnole. Les voûtes sont travaillées dans le même goût. D'autres autels, d'une moindre dimension, mais d'une égale richesse, occupent le reste de la chapelle: ce n'est plus la finesse gothique, ni le goût charmant de la renaissance; la richesse est substituée à la pureté des lignes; mais c'est encore très-beau, comme toute chose excessive et complète dans son genre.
Les orgues, d'une grandeur formidable, ont des batteries de tuyaux disposées sur un plan transversal comme des canons pointés, d'un effet menaçant et belliqueux. Les chapelles particulières ont chacune leur orgue, mais plus petit. Dans le retablo d'une de ces chapelles nous vîmes une peinture d'une telle beauté, que je ne sais à quel maître l'attribuer, si ce n'est à Michel-Ange; les caractères irrécusables de l'école florentine à sa plus belle époque brillent victorieusement dans ce magnifique tableau, qui serait la perle du plus splendide musée. Cependant Michel-Ange ne peignit presque jamais à l'huile, et ses tableaux sont d'une rareté fabuleuse; je croirais volontiers que c'est une composition peinte par Sébastien del Piombo d'après un carton et sur un trait de ce sublime artiste. On sait que, jaloux du succès de Raphaël, Michel-Ange employa quelquefois Sébastien del Piombo pour réunir la couleur au dessin et dépasser son jeune rival. Quoi qu'il en soit, c'est un tableau admirable; la sainte Vierge, assise et noblement drapée, voile avec une écharpe transparente la divine nudité du petit Jésus, debout à côté d'elle. Deux anges en contemplation nagent silencieusement dans l'outremer du ciel; au fond l'on aperçoit un paysage sévère, des roches,