—Ah! voilà la fumée de la vieille chaudière du diable, dit l'étranger en se frottant les mains d'un air de satisfaction profonde: nous approchons!
Les cottages et les maisons, d'abord disséminés, commençaient à former des masses plus compactes. Des ébauches de rue venaient s'embrancher sur la route. Les hautes cheminées de briques des usines, pareilles à des obélisques égyptiens, se dressaient au bord du ciel et dégorgaient leurs flots noirs dans le brouillard gris. La flèche pointue de Trinity-Church, le clocher écrasé de Saint-Olave, la sombre tour de Saint-Sauveur avec ses quatre aiguilles, se mêlaient à cette forêt de tuyaux qu'elles dominaient de toute la supériorité d'une pensée céleste sur les choses et les intérêts terrestres.
Plus loin, derrière ce premier plan découpé en dents de scie par les angles des édifices, se distinguait vaguement, à travers la brume bleuâtre flottant sur le fleuve et les espars compliqués des navires, la silhouette de la tour de Londres et le dôme gigantesque de Saint-Paul, contrefaçon britannique de Saint-Pierre de Rome, qui, légèrement estompé par le brouillard, ne faisait pas trop mauvaise figure à l'horizon.
Soit que cet aspect lui fût familier, soit que la préoccupation éteignît en lui la curiosité, l'inconnu ne jetait les yeux sur les objets qu'encadrait successivement la vitre de la portière que pour se rendre compte du chemin parcouru.
La voiture traversa le pont de Southwark, faisant autant de bruit avec ses roues que le chariot sur le pont d'airain de Salmonée, puis s'engagea de l'autre côté du fleuve en remontant vers le Strand, dans ce dédale de petites rues qui longent la Tamise, et s'arrêta au bout d'un de ces passages connus à Londres sous le nom de lane, dans les environs de l'église Sainte-Margareth.
L'étranger tira sa montre et parut délivré d'un grand poids.
L'aiguille marquait onze heures.
Une distance de vingt lieues avait été franchie en trois heures.
Il jeta du côté de Sainte-Margareth un regard qui parut le satisfaire; puis il s'enfonça résolûment dans la petite ruelle, que l'ombre de l'église et la hauteur des maisons rendaient encore plus obscure.
A peine eut-il fait quelques pas dans le lane, qu'un individu sembla se détacher de la muraille où il se tenait collé, et avec laquelle se confondait presque la couleur terne de ses vêtements, et s'avança vers l'inconnu.
—Vous venez de là-bas pour la chose en question? murmura-t-il, en passant près de lui.
—Oui, et je suis recommandé par Mackgill, Jack et le capitaine Peppercul, répondit l'inconnu sur le même ton.
—Suivez-moi: tout est prêt.
Tous deux marchèrent jusqu'à une maison de mauvaise apparence, où leur venue était sans doute guettée de l'intérieur, car la porte s'ouvrit aussitôt et se referma sans bruit.
Pendant que la voiture vert-olive de maître Geordie roulait sur la route de Londres avec la foudroyante impétuosité que nous avons décrite, la Belle-Jenny n'était pas non plus restée oisive. Après avoir pris à son bord Mackgill et le camarade Jack, elle avait continué sa route allègrement poussée par une jolie brise; le rocher de Shakespeare doublé, elle avait passé devant Deale et Dorons, et, suivant la ligne des blanches falaises, remonté jusqu'à Ramsgate; puis, entrant dans l'embouchure du fleuve, elle s'était arrêtée à la hauteur de Gravesend, à la tombée de la nuit, et avait jeté l'ancre derrière une flottille de charbonniers de Hull, dont les voiles noires eussent pu faire mourir de chagrin le père de Thésée, et, là, à voir son air débonnaire et paisible, on eût dit un honnête navire attendant l'heure de la marée pour remonter au pont de Londres et déposer devant Custom-House la plus légitime cargaison de marchandises.
Pourtant la hauteur de ses deux mâts, la largeur de ses vergues, la coupe évidée de sa coque, où la contenance avait été évidemment sacrifiée à la légèreté de la marche, donnaient à la Belle-Jenny, malgré sa mine hypocrite, un air leste et fripon que n'ont pas les bâtiments dont l'unique occupation est de transporter de la mélasse. En revanche, aucun capitaine n'aurait pu montrer des papiers mieux en règle que ceux du capitaine Peppercul.
III
Bien que la maison devant laquelle nous avons conduit notre lecteur soit d'une apparence médiocrement engageante, nous espérons qu'il voudra bien, sous notre conduite, devancer de quelques pas l'inconnu et son guide, et y pénétrer avec nous.
Au dehors, elle n'avait rien de particulièrement repoussant et paraissait à peu près semblable aux autres maisons de la rue. Cependant sa façade étroite et comprimée par les façades voisines, épanouies plus largement, avait un air de gêne et de contrainte, comme un fripon en bonne compagnie. Ses murailles de briques d'un jaune malsain produisaient l'effet du teint aigre et blême d'un débauché à côté des faces rougeaudes et bien portantes des édifices juxtaposés. Ce logis, de peur d'être borgne ou louche, s'était fait aveugle. Toutes les fenêtres étaient fermées, et rien de la maison ne regardait dans la rue pour éviter la réciprocité.
Suivant l'usage de Londres, un petit fossé garni de grilles la séparait de la rue; la grille, toute couverte de cette imperceptible poussière de charbon que tamise perpétuellement le ciel anglais, était noire comme la balustrade qui entoure une tombe, et prouvait, de la part des maîtres ou des locataires, une profonde incurie du confort et de la propreté, si toutefois cette maison était ordinairement habitée, car rien n'y révélait la présence de l'homme. La cheminée n'y dégorgeait pas de fumée, et le bouton de cuivre de la sonnette, tout couvert de poussière et tout vert-de-grisé, ne semblait pas avoir été touché de longtemps; rien ne vivait sur ces murailles endormies, mornes et délavées par la pluie.
En étudiant un peu l'aspect extérieur de cette maison, dont la devanture, à cause de son manque de largeur, ne pouvait admettre que deux fenêtres de front et une chambre par étage, y compris la cage de l'escalier, un observateur attentif eût compris que cette façade n'était que le masque d'un autre édifice situé à une grande distance de la rue, et à qui elle servait pour ainsi dire de couloir; car les angles des marches de pierre du perron, élimées et arrondies au milieu, témoignaient d'un passage plus fréquent que n'aurait pu le faire supposer la médiocrité du taudis.
En effet, la porte s'ouvrait sur un long corridor obscur, humide, où circulait avec peine un air rarement renouvelé, fétide et glacial: un air de tombe, de cave ou de cachot; les parois de cet étroit boyau miroitaient à hauteur d'homme, par les tâtonnements successifs des mains grasses qui avaient cherché leur chemin dans son ombre. Le sol était couvert d'un enduit de boue gluant par places, calleux dans d'autres, qui témoignait du passage d'un grand nombre de semelles crottées. Au bout de quelques pas, la lumière avare qui filtrait par les carreaux jaunis de l'imposte s'éteignait, et il fallait marcher assez longtemps dans la nuit la plus profonde. Le corridor traversait probablement des maçonneries compactes et ne pouvait s'éclairer même par des jours de souffrance; peut-être même, en de certains endroits, était-il complètement souterrain, à en juger du moins par l'eau qui suintait des pierres.
L'homme qui eût suivi ce couloir pour la première fois eût été bien vite désorienté par les nombreux coudes qu'il faisait, et n'aurait pu en deviner la direction.
L'inconnu, précédé du singulier personnage aux vêtements couleur de muraille, marchait de ce pas ferme mais prudent, où un pied ne quitte la terre que quand l'autre est bien appuyé: non qu'il pût redouter quelque piège, quelque trappe à bascule, puisque le guide passait devant lui; mais il ressentait cette appréhension vague qu'inspirent aux plus braves l'obscurité et le froid sous une voûte basse entre deux murailles étroites.
Par