—Qu'a-t-il mangé aujourd'hui? dit Beppa à ses compagnons.—Erba, répondit gravement le docteur.—Tu as deviné juste, ô mon grand Esculape, lui dis-je: pois, salade et fenouil. J'ai fait ce que tu appelles un dîner pythagorique.—Régime très-sain, répondit-il, mais trop peu substantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres, et boire une bouteille de vin de Samos à la Quintavalle.—Va au diable! empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m'abrutir par des digestions laborieuses et m'affadir le caractère par de liquoreuses boissons, pour me voir étendu ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de la chasse, et pour n'avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton inertie, Vénitien que tu es.—Et que prétends-tu faire à Venise, si ce n'est le far niente? dit Beppa.—Tu as raison, benedetta, lui répondis-je; mais tu ne sais pas que mon far niente est délicieux là où je suis à te regarder. Tu ne sais pas quel plaisir j'ai à voir courir cette gondole sans me donner la moindre peine pour la faire aller. Il me semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m'est bien cher, ô ma Beppa! et dans lequel de mystérieuses créatures m'apparaissent dans une barque et passent comme toi en chantant.—Quelles sont ces mystérieuses créatures? demanda-t-elle.—Je l'ignore, répondis-je; ce ne sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour cela; et pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n'es pas avec eux.—Viens me raconter cela, dit-elle, j'aime les rêves à la folie.—Demain, lui dis-je; aujourd'hui rends-moi un peu l'illusion du mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttural qui s'éclaircit et s'épure jusqu'au son de la cloche de cristal; chante avec cette voix indolente qui sait si bien se passionner, et qui ressemble à une odalisque paresseuse qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter pour s'élancer blanche et nue dans son bain parfumé; ou plutôt à un sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante, Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d'agiter les rames comme les ailes d'un oiseau des mers, et de t'emporter dans ta gondole comme une blanche Léda sur le dos brun d'un cygne sauvage... Va, romanesque fille, passe et chante; mais sache que la brise soulève les plis de ta mantille de dentelle noire, et que cette rose, mystérieusement cachée dans tes cheveux par la main de ton amant, va s'effeuiller si tu n'y prends garde. Ainsi s'envole l'amour, Beppa, quand on le croit bien gardé dans le cœur de celui qu'on aime.—Adieu, maussade, me cria-t-elle; je te fais le plaisir de te quitter; mais, pour te punir, je chanterai en dialecte, et tu n'y comprendras rien.—Je souris de cette prétention de Beppa d'ériger son patois en langue inintelligible à des oreilles françaises. J'écoutai la barcarolle, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu'il me semble, pour la bouche des enfants.
Coi pensieri malinconici |
No te star a tormentar. |
Vien con mi, montemo in gondola, |
Andremo in mezo al mar. |
Pasaremo i porti e l'isole |
Che contorna la cità: |
El sol more senza nuvole |
E la luna nascarà. |
. . . . . . . . . . |
Co, spandemlo el lume palido |
Sera l'aqua inarzentada, |
La se specia e la se cocola |
Como dona inamorada. |
Sta baveta che te zogola |
Sui caveli inbovolai, |
No xe torbia della polvere |
Dele rode e dei cavai. |
Sto remeto che ne dondola |
Insordirne no se sente |
Come i sciochi de la scuria, |
Come i urli de la zente. |
. . . . . . . . . . |
Ti xe bella, ti xe zovene, |
Ti xe fresca come un flor; |
Vien per tuti le so lagreme, |
Ridi adeso e fa l'amor. |
. . . . . . . . . . |
In conchiglia i greci, Venere, |
Se sognava un altro di; |
Forse, visto i aveva in gondola |
Una bela come ti. |
La nuit était si calme et l'eau si sonore, que j'entendis la dernière strophe distinctement, quoique les sons n'arrivassent plus à mon oreille que comme l'adieu mystérieux d'une âme perdue dans l'espace. Quand je n'entendis plus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m'en consolai en me disant que, si j'y étais allé, je serais déjà en train de m'en repentir.
Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable, tout porte au spleen, tout tourne au suicide; et il n'y a rien de plus triste au monde, et surtout de plus ridicule, qu'un pauvre diable qui tourne autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des semaines et des années, comme l'homme de Shakspeare avec la vengeance. Les gens s'en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier comme les spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le ballon.—Il sautera! Il ne sautera pas! Les hommes ont raison de rire au nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter, qui ne veut pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l'accepter comme elle est. Ils le punissent ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et qu'il avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu de souffrances et de déboires pour amener à ce point de préoccupation inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.
Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habitude, soit par accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour éviter l'irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls au bord de l'eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche, pendant un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la ténacité de leur mauvaise humeur.
Je rentrai à minuit, et je trouvai Pierre et Beppa qui chantaient dans la galerie; c'est Giulio qui a décoré l'antichambre de ce titre pompeux, en attachant aux murailles quatre paysages peints à l'huile, où le ciel est vert, l'eau rousse, les arbres bleus, et la terre couleur de rose. Le docteur prétend faire sa fortune en les vendant à quelque Anglais imbécile, et Giulio prétend faire inscrire le nom de notre palais dans la nouvelle édition