Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Dénis Diderot
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066080945
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être transporté à notre hôpital.—Il n'y a pas de partie dans tout le corps, sauf votre respect, où une blessure cause une torture plus intolérable qu'au genou.

      «—Excepté à l'aine, dit mon oncle Toby.—Sauf votre respect, repartit le caporal, le genou, à mon avis, doit certainement être plus douloureux à cause de tous les tendons et de tous les je ne sais quoi qui s'y trouvent.» (Sterne. Tristram Shandy, liv. VIII, chap. cclxiii.)

      Une espèce de paysan qui les suivait avec une fille qu'il portait en croupe et qui les avait écoutés, prit la parole et dit: «Monsieur a raison...»

      On ne savait à qui ce monsieur était adressé, mais il fut mal pris par Jacques et par son maître; et Jacques dit à cet interlocuteur indiscret: «De quoi te mêles-tu?

      —Je me mêle de mon métier; je suis chirurgien à votre service, et je vais vous démontrer...»

      La femme qu'il portait en croupe lui disait: «Monsieur le docteur, passons notre chemin et laissons ces messieurs qui n'aiment pas qu'on leur démontre.

      —Non, lui répondit le chirurgien, je veux leur démontrer, et je leur démontrerai...»

      Et, tout en se retournant pour démontrer, il pousse sa compagne, lui fait perdre l'équilibre et la jette à terre, un pied pris dans la basque de son habit et les cotillons renversés sur sa tête. Jacques descend, dégage le pied de cette pauvre créature et lui rabaisse ses jupons. Je ne sais s'il commença par rabaisser les jupons ou par dégager le pied; mais à juger de l'état de cette femme par ses cris, elle s'était grièvement blessée. Et le maître de Jacques disait au chirurgien: «Voilà ce que c'est que de démontrer.»

      Et le chirurgien: «Voilà ce que c'est que de ne vouloir pas qu'on démontre!...»

      Et Jacques à la femme tombée ou ramassée: «Consolez-vous, ma bonne, il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de M. le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître: c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui, sur ce chemin, à l'heure qu'il est, M. le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul...»

      Que cette aventure ne deviendrait-elle pas entre mes mains, s'il me prenait en fantaisie de vous désespérer! Je donnerais de l'importance à cette femme; j'en ferais la nièce d'un curé du village voisin; j'ameuterais les paysans de ce village; je me préparerais des combats et des amours; car enfin cette paysanne était belle sous le linge. Jacques et son maître s'en étaient aperçus; l'amour n'a pas toujours attendu une occasion aussi séduisante. Pourquoi Jacques ne deviendrait-il pas amoureux une seconde fois? pourquoi ne serait-il pas une seconde fois le rival et même le rival préféré de son maître?—Est-ce que le cas lui était déjà arrivé?—Toujours des questions! Vous ne voulez donc pas que Jacques continue le récit de ses amours? Une bonne fois pour toutes, expliquez-vous; cela vous fera-t-il, cela ne vous fera-t-il pas plaisir? Si cela vous fera plaisir, remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs. Cette fois-ci ce fut Jacques qui prit la parole et qui dit à son maître:

      Voilà le train du monde; vous qui n'avez été blessé de votre vie et qui ne savez ce que c'est qu'un coup de feu au genou, vous me soutenez, à moi qui ai eu le genou fracassé et qui boite depuis vingt ans...

      LE MAÎTRE.

      Tu pourrais avoir raison. Mais ce chirurgien impertinent est cause que te voilà encore sur une charrette avec tes camarades, loin de l'hôpital, loin de ta guérison et loin de devenir amoureux.

      JACQUES.

      Quoi qu'il vous plaise d'en penser, la douleur de mon genou était excessive; elle s'accroissait encore par la dureté de la voiture, par l'inégalité des chemins, et à chaque cahot je poussais un cri aigu.

      LE MAÎTRE.

      Parce qu'il était écrit là-haut que tu crierais?

      JACQUES.

      LE MAÎTRE.

      Ah! malheureux! ah! coquin!... Infâme, je te vois arriver.

      JACQUES.

      Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.

      LE MAÎTRE.

      N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux?

      JACQUES.

      Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux? Et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous vous disposez à me dire, je me le serais dit; je me serais souffleté; je me serais cogné la tête contre le mur; je me serais arraché les cheveux: il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu.

      LE MAÎTRE.

      Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords.

      JACQUES.

      Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffonné la cervelle; mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine: Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer cette écriture? Puis-je n'être pas moi? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi? Puis-je être moi et un autre? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes; mais s'il est écrit en moi ou