Nous sommes donc partis, Red et moi, faire une tournée de la ville – et quelle tournée ce fut ! Après quelques verres, nous avons décidé qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans cette ville sauf faire la tournée des « cantinas », nous amuser et retourner tôt au navire pour une bonne nuit de sommeil. Ainsi donc, quel mal y avait-il à prendre quelques verres, me suis-je dit. D’autant plus que nous avions une journée complète et deux nuits pour nous en remettre.
Nous avons visité chaque « cantina » le long de la rue principale de La Guayra, et, nous sentant en bonne forme, détendus et beaux, Red et moi avons décidé de retourner au navire. En arrivant, titubants, sur le quai, nous avons vu que notre navire avait été éloigné d’une dizaine de mètres du quai et que nous devions emprunter une embarcation pour nous y rendre. Red et moi n’allions pas nous satisfaire d’une méthode aussi ordinaire. Nous avons donc décidé de grimper au cordage d’amarrage arrière pour regagner le navire. Nous avons tiré au sort qui serait le premier, et j’ai gagné. Me voilà donc en train de grimper le long du cordage.
Même un marin d’expérience tout à fait sobre ne tenterait pas un tel exploit téméraire et, comme il fallait s’y attendre, à peu près à mi-chemin, j’ai glissé et je suis tombé dans la baie dans un grand éclaboussement. Je ne me souviens de rien jusqu’au matin suivant. Le capitaine m’a dit : « Jeune homme, il y a vraiment un Dieu pour les ivrognes écervelés et les enfants. Vous l’ignorez sans doute, mais cette baie est infestée de requins mangeurs d’hommes et, règle générale, un homme à la mer est foutu. Vous ne savez pas à quel point vous avez frôlé la mort, mais moi je le sais. »
Oui, j’ai eu de la veine d’être sauvé ! Mais ce n’est que dix ans plus tard, après avoir tenté le Sort à maintes reprises par mes bringues prolongées, que j’ai vraiment été sauvé – mais pas avant d’avoir perdu emploi après emploi, éprouvé la patience de ma famille jusqu’au point de rupture, gâché de nombreuses amitiés potentielles, fait plus de mal et de peine à ma chère femme qu’aucune autre ne pourrait endurer durant toute une vie. Sans parler des médecins, des hôpitaux, des psychiatres, des cures de repos, des changements de décor et de tout le bazar qui compose les efforts fu-tiles d’un alcoolique qui tente de cesser de boire. Enfin, j’ai lentement commencé à comprendre qu’au cours de vingt ans de boisson, chaque expédient que j’avais essayé (et je les avais tous essayés) avait été un échec. Je ne voulais pas admettre, même à moi-même, que je ne pouvais simplement pas vaincre l’alcool. J’étais battu, j’étais désespéré. J’avais peur.
Je suis né en 1900 ; mon père était un bon travailleur qui faisait tout son possible pour faire vivre sa famille de quatre avec un petit salaire. Ma mère était très bonne pour nous, douce, patiente et aimante. Dès que nous en avons eu l’âge, ma mère nous a envoyés à l’école du dimanche et c’est ainsi qu’en grandissant, je m’y suis intéressé et je suis devenu tour à tour enseignant et plus tard, surintendant, d’une petite école du dimanche à New York.
Quand les États-Unis sont entrés en guerre en avril 1917, j’étais trop jeune, mais comme plusieurs autres jeunes de l’époque, je voulais vraiment être au cœur de l’action. Évidemment, mes parents ne voulaient pas en entendre parler et m’ont dit d’être raisonnable et d’attendre mes dix-huit ans. Cependant, jeune et agité, et emballé par l’esprit militaire de l’époque, je me suis enfui de la maison et je me suis enrôlé dans l’armée dans une autre ville.
J’ai été envoyé au front. Je n’ai pas connu le feu de l’action, mais plus tard, après l’Armistice, j’ai servi dans les forces d’occupation des États-Unis en Rhénanie, où j’ai gravi les échelons jusqu’à un solide grade de sous-officier.
C’est au cours de mon service à l’étranger que j’ai commencé à boire. C’était, évidemment, ma propre décision. La consommation d’alcool par les soldats était considérée avec indulgence à l’époque, tant par les supérieurs que par les civils. Aujourd’hui, il me semble que déjà à cette époque, je ne me contentais pas de boire comme un homme normal.
La plus grande partie de l’Armée d’occupation est rentrée au pays en 1921, mais mon appétit pour les voyages avait été éveillé. Ayant entendu parler des horreurs de la Prohibition aux États-Unis, je voulais rester en Europe où « un homme pouvait étancher sa soif ».
Successivement, je me suis rendu en Russie, puis en Angleterre, et je suis revenu en Allemagne, tout en faisant divers métiers et en buvant de plus en plus alors que mes beuveries devenaient de plus en plus sérieuses.
Ainsi, je suis rentré au pays en 1924 avec le désir sincère de cesser de boire, en espérant que la Prohibition dont j’avais tant entendu parler me permettrait de le faire – qu’elle me tiendrait loin de l’alcool.
Je me suis trouvé un bon travail, mais rapidement, on m’a initié aux mystères des bars clandestins, à tel point que je me suis bientôt retrouvé sans emploi une nouvelle fois. Après avoir cherché pendant quelque temps, j’ai découvert que mon expérience à l’étranger m’aiderait à trouver du travail en Amérique du Sud. Ainsi donc, plein d’espoir à nouveau, déterminé à rester au régime sec pour de bon, je me suis embarqué pour les tropiques. La société qui m’employait n’a pas toléré plus d’un an ma consommation soutenue d’alcool et mes cuites de plus en plus longues. Il m’ont donc renvoyé à New York par bateau.
Cette fois, c’était fini. J’ai juré à ma famille et à mes amis, qui m’avaient soutenu pendant que je cherchais du travail, que je ne boirais plus pour le reste de ma vie – et j’étais sérieux. Mais, hélas !
Après la perte de plusieurs emplois à New York et aux environs, je n’ai pas besoin de vous en donner la raison, j’étais certain que la seule façon de cesser de boire était un changement de décor. Grâce à l’aide d’amis patients et qui m’enduraient depuis longtemps, j’ai fini par convaincre une société pétrolière que je pourrais leur être utile dans les champs pétrolifères de Maracaibo.
Mais, le même scénario s’est répété !
De retour aux États-Unis. J’ai vraiment cessé de boire pendant quelque temps – assez longtemps pour établir une relation avec mon employeur actuel. C’est à cette époque que j’ai rencontré celle qui est devenue ma femme. Enfin, j’avais trouvé la perle rare – j’étais amoureux. Je ferais tout pour elle. Bien sûr, je cesserais de boire. Je ne ferais jamais, jamais, quoi que ce soit pour nuire, tant soit peu, au bonheur qui était entré dans ma vie. Mes soucis avaient disparu, mon problème était réglé. J’avais bien profité de ma jeunesse et j’allais maintenant me consacrer à être un bon mari et vivre une vie normale et heureuse.
Nous nous sommes mariés.
Soutenue par mon nouveau bonheur, cette fois mon abstinence a duré six mois. Puis, lors d’une réception du Nouvel An que nous avions organisée, je suis parti pour une longue cuite. Ce dont je me souviens le plus clairement de cet épisode, c’est la promesse sérieuse et sincère que j’ai faite à ma femme que, cette fois, je cesserais totalement et absolument de boire. Cette fois encore, j’étais sérieux.
Peu importe ce que nous tentions, et ma femme m’a aidé chaque fois du mieux qu’elle le pouvait et avec compréhension, nous avons échoué et à chaque échec, le découragement devenait plus grand.
L’étape suivante : les médecins, plusieurs d’entre eux, et l’hospitalisation occasionnelle. Je me souviens d’un médecin qui avait recommandé un traitement de soixante-douze injections, trois par semaine, après deux semaines dans un hôpital privé, pour compenser la déficience de mon système et me faire arrêter de boire. Le soir de la soixante-douzième injection, j’étais ivre mort et quelques jours plus tard, je me suis convaincu de ne pas me faire interner à l’Hôpital City.
J’ai eu une longue conversation avec mes employeurs, très patients, et ils m’ont dit qu’ils étaient prêts à me donner une dernière