Brancas; Les amours de Quaterquem. Assollant Alfred. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Assollant Alfred
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066085797
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dit le Parisien, c'est un heureux homme que M. Duverney; est-ce qu'il est fonctionnaire public?

      —Non, monsieur, il est bottier, dit Claudie.

      —Il est bottier, reprit la mère; mais il n'était pas né pour faire des bottes. Il a publié, en 1835, un poëme dramatique intitulé: la Danse macabre, que Victor Hugo appelait le «monument impérissable du dix-neuvième siècle.» Je me rappelle encore les derniers mots de la lettre de Victor Hugo:

       «Lisez la Bible et Homère, mon cher Duverney. Nourrissez-vous de cette moelle de lion.»

      —Peste! dit l'avocat, c'est un brevet d'immortalité, cela.

      —N'est-ce pas, monsieur? Eh bien! le public est si peu connaisseur qu'il ne s'en est pas vendu six exemplaires, et cependant je vous jure qu'il n'y manquait aucune des épices de la vraie poésie. On y voyait des femmes séduites par des gnômes, des poëtes plus beaux que le jour assassinés la nuit par de jeunes princesses mal élevées, des rois qui s'embusquaient au détour des rues pour poignarder lâchement de sublimes boulangers. Monsieur, c'était une bénédiction. J'ai compté vingt-cinq personnes qui mouraient de mort violente en six mille vers. Notez que je laisse de côté les menus crimes, les petites trahisons, les viols, les adultères et autres incidents tragiques.

      —Six exemplaires vendus!

      —Oui, monsieur, six.

      —Au moins Louis-Philippe avait acheté l'un des six, puisqu'il a tant d'amitié pour M. Duverney?

      —Sa Majesté se soucie bien de poésie! La première fois que M. Duverney dîna aux Tuileries, Louis-Philippe lui parla de ses bottes pendant un quart d'heure. Pas plus de Danse macabre que sur la main. Monsieur, mon cousin était si outré qu'il allait voter pour le candidat de l'opposition. Heureusement le ministre de l'intérieur l'apprit et lui envoya la croix. Depuis ce temps, mon cousin est tout dévoué à la dynastie, et le roi ne fait rien sans lui demander conseil. Oh! c'est un homme de caractère que mon cousin Duverney. Il l'a dit souvent au roi: «Sire, tenez tête aux Anglais, développez le commerce, encouragez l'industrie, rendez le peuple heureux, et je réponds de tout. On ne connaît ses vrais amis que dans l'adversité; mais si vous êtes malheureux quelque jour, j'irai vous consoler dans votre exil. Vos pairs et vos députés pourront vous trahir, mais jamais Duverney ne vous manquera.»

      —Et qu'a répondu le roi?

      —Ma foi, le roi en est très-flatté; c'est que Duverney le ferait comme il le dit.»

      Le Parisien s'amusait fort de l'histoire du sieur Duverney, chef de bataillon dans la garde nationale, et ami dévoué mais indépendant, du roi Louis-Philippe. Il n'eut pas de peine à reconnaître dans la dame sèche un des individus les plus distingués de cette belle famille de vertébrés, mammifères, bipèdes, imberbes, aux doigts unguiculés, aux dents incisives, canines et molaires, qui, sous prétexte de poésie, ont agacé, depuis trente ans, un nombre considérable de maris de province. Il devina qu'elle devait être poëte, et moitié pour entretenir la conversation, moitié pour gagner sa confiance:

      «Vous aimez la poésie, madame? dit-il.

      —Qui ne l'aimerait, s'écria-t-elle avec enthousiasme. N'est-ce pas aux poëtes que nous devons les jouissances les plus pures et les plus sublimes? Le poëte n'est-il pas le maître souverain de la nature? Sur sa palette magique le bleu de cobalt se fond avec le blanc d'argent, et le carmin avec la terre de Sienne. La poésie, c'est l'azur du ciel où se perdent des millions d'étoiles; c'est la profondeur insondable de l'Océan qui cache à nos yeux des amas innombrables d'êtres animés, comme nous fils de l'Éternel.

      —Maman, interrompit Claudie, marchons plus vite, il fait froid.»

      La dame sèche jeta sur elle un regard courroucé.

      «Ma chère enfant, répliqua-t-elle d'un ton aigre-doux, je marche comme il me plaît. Ce n'est pas à mon âge qu'on reçoit des leçons de sa fille.

      —Permettez-moi mademoiselle, de vous offrir mon manteau, dit Brancas.

      —Vous êtes bien bon de faire attention aux discours de cette petite sotte, reprit la dame sèche. Elle n'a parlé que pour m'interrompre.... Où donc en étais-je, s'il vous plaît?

      —Vous faisiez, madame, l'éloge de la poésie, dit le Parisien qui se mordait les lèvres pour ne pas rire.

      —C'est cela; j'y suis.... Mais que dire des mains où la poésie est tombée? Où trouver cette magnifique déesse à la démarche majestueuse, à la robe flottante, au visage mobile, tour à tour riant et sombre, doux et terrible, joyeux et mélancolique, qui se plaît aux festins, aux combats, aux discours des sages et au tumulte des multitudes, qui souffle à son gré l'amour ou la haine, qui tient dans sa main le coeur des hommes et la destinée des empires? Où trouver ce génie si souple, si étendu, si sublime, si profond et si varié que la poésie demande au poëte? Les hommes avec leurs froids calculs, leur stérile bon sens, l'horreur qu'ils ont de l'idéal, peuvent-ils atteindre à ce sommet? Ils ne le peuvent pas, ils reculent épouvantés, et, découragés eux-mêmes, ils cherchent à décourager les plus braves. Trop faibles pour tenter l'escalade, ils renversent à coups de sottes plaisanteries les échelles déjà dressées contre le rempart, ils tirent par les pieds ceux qui de la tête touchent déjà les créneaux! Ah! monsieur, que de génies inconnus, que de grands esprits végètent en province, à qui l'occasion seule a manqué pour soulever le monde! Que de femmes, peut-être égales par la pensée à cette femme illustre qui est l'un des premiers écrivains de ce siècle, s'éteignent tous les jours dans la mort lente des travaux domestiques, des bas à tricoter et des chemises à recoudre! Ah! qu'il est dur d'habiter Vieilleville!»

      Pendant cette tirade, le Parisien regardait la belle Claudie qui donnait des signes non équivoques d'impatience. Tout à coup, il se retourna, frappé des derniers mots qu'avait prononcés la dame sèche.

      «Vous allez à Vieilleville, madame? demanda-t-il.

      —Oui, monsieur, et vous?

      —Moi aussi, madame. Est-ce un beau pays?

      —Vous ne le connaissez pas! C'est inconcevable. On m'avait bien dit que les Parisiens n'étaient pas forts en géographie, mais cela passe les bornes. Vieilleville, monsieur, est une grande ville de trente mille âmes, perchée sur une colline assez élevée. Les Romains l'ont bâtie, les Anglais l'ont prise, les protestants l'ont brûlée, la cour royale y rend ses arrêts, l'évêque y fait ses mandements, le recteur ses circulaires, et le préfet y trône. Avez-vous des amis à Vieilleville?

      —Je n'ai, madame, d'autre ami que mon client, M. Athanase Ripainsel.

      —Vous êtes avocat, monsieur?

      —Oui, madame.»

      La conversation devint bientôt plus intime. La dame sèche apprit à Brancas étonné qu'elle s'appelait Mme Bonsergent, que Mlle Claudie était l'amie de pension de Mlle Rita, et qu'elles venaient de visiter un oncle à succession qui habitait Orléans.

      Enfin, l'on atteignit le relais, et les voyageurs fatigués et à demi gelés purent s'asseoir et se reposer au coin d'un bon feu. Le reste du voyage se fit sans accident, et une nouvelle diligence, chargée des bagages de l'ancienne qu'on retrouva en fort mauvais état au fond du précipice, déposa Brancas à la porte de son ami Ripainsel. Au moment de quitter les dames, il demanda poliment à Mme Bonsergent la permission de se présenter chez elle et de lui porter le bracelet que Mlle Rita envoyait à son amie. La permission fut accordée avec empressement, et le Parisien entra gaiement dans la maison de son hôte.

       Table des matières

      Celui-ci l'attendait sur le seuil et lui ouvrit les bras avec effusion. C'était un grand et gros garçon de magnifique encolure, fort comme le Grand