TARTARIN DE TARASCON.
Ce télégramme, affiché dans toute la ville par les soins de Pascalon, à qui il était adressé, la remplit d'allégresse. Les rues avaient pris un air de fête, tout le monde dehors, des groupes arrêtés devant chaque affiche de la bienheureuse dépêche, dont les mots se répétaient de bouche en bouche:
«Huit cents émigrants à bord… Le duc rayonne…» Et pas un
Tarasconnais qui ne rayonnât comme le duc.
C'était la deuxième fournée d'émigrants qu'un mois après la première emportée par le vapeur Lucifer, Tartarin, investi du beau titre et des importantes fonctions de gouverneur de Port- Tarascon, expédiait ainsi de Marseille vers la terre promise. Les deux fois, même dépêche, même enthousiasme, même rayonnement du duc. Le Lucifer, malheureusement, n'avait pas encore dépassé l'entrée de l'isthme de Suez. Arrêté là par un accident, son arbre de couche cassé, ce vieux vapeur acheté d'occasion devait attendre d'être rallié et secouru par la Farandole pour continuer sa route.
Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvais augure, ne refroidissait en rien l'enthousiasme colonisateur des Tarasconnais. Il est vrai qu'à bord de ce premier navire ne se trouvait que la rafataille; vous savez, les gens du commun, ceux qu'on envoie toujours en avant-garde.
Sur la Farandole, de la rafataille encore, mêlée de quelques cerveaux brûlés, tels que le notaire Cambalalette, cadastreur de la colonie. Le pharmacien Bézuquet, homme paisible malgré ses formidables moustaches, aimant ses aises, craignant le chaud et le froid, peu porté aux aventures lointaines et périlleuses, avait longtemps résisté avant de consentir à s'embarquer.
Il ne fallait rien moins pour le décider que le diplôme de médecin, envié pendant toute sa vie, ce diplôme que le gouverneur de Port-Tarascon lui décernait aujourd'hui de son autorité privée.
Il en décernait bien d'autres, le gouverneur! des diplômes, des brevets, des commissions, nommant directeurs, sous-directeurs, secrétaires, commissaires, grands de première classe et de deuxième classe, ce qui lui permettait de satisfaire le goût de ses compatriotes pour tout ce qui est titre, honneur, distinction, costume et soutache.
L'embarquement du Père Vezole n'avait rien nécessité de semblable. Une si brave pâte d'homme, toujours prêt à tout, content de tout, disant:
«Dieu soit loué! À tout ce qui arrivait. Dieu soit loué! Quand il avait dû quitter le couvent; Dieu soit loué! Quand il s'était vu fourrer à bord de ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille, les destinées de tout un peuple et les pacotilles pour sauvages.
La Farandole partie, il ne restait plus que la noblesse et la bourgeoisie. Pour ceux-ci, rien ne pressait: ils laissaient à l'avant-garde le temps d'envoyer des nouvelles de son arrivée là- bas, afin qu'on sût à quoi s'en tenir.
Tartarin, lui non plus, en sa qualité de gouverneur, d'organisateur, de dépositaire de la pensée du duc de Mons, ne pouvait quitter la France qu'avec le dernier convoi. Mais en attendant ce jour impatiemment désiré, il déployait cette énergie, ce feu au corps que l'on a pu admirer dans toutes ses entreprises.
Sans cesse en route entre Tarascon et Marseille, insaisissable comme un météore qu'emporte une invisible force, il n'apparaissait, ici ou là, que pour repartir aussitôt.
«Vous vous fatiguez trop, Maî…aî… tre!…» bégayait Pascalon, les soirs où le grand homme arrivait à la pharmacie, le front fumant, le dos arrondi.
Mais Tartarin se redressait:
«Je me reposerai là-bas. À l'oeuvre, Pascalon, à l'oeuvre!»
L'élève chargé de la garde de la pharmacie depuis le départ de Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité de bien plus importantes fonctions.
Pour continuer la propagande si bien commencée, Tartarin publiait un journal, la Gazette de Port-Tarascon, que Pascalon rédigeait à lui seul de la première à la dernière ligne, d'après les indications, et sous la direction suprême du gouverneur.
Cette combinaison nuisait bien un peu aux intérêts de la pharmacie; les articles à écrire, les épreuves à corriger, les courses à l'imprimerie, ne laissaient guère de temps aux travaux d'officine, mais Port-Tarascon, avant tout!
La Gazette donnait chaque jour au public de la métropole les nouvelles de la colonie. Elle contenait des articles sur ses ressources, ses beautés, son magnifique avenir; on y trouvait aussi des faits divers, des variétés, des récits pour tous les goûts.
Récits de voyages à la découverte des îles, conquêtes, combats contre les sauvages, pour les esprits aventureux. Aux gentilshommes campagnards, des histoires de chasse à travers les forêts, d'étonnantes parties de pêche sur des rivières extraordinairement poissonneuses, avec description des méthodes et des engins de pêche des naturels du pays.
Les gens plus, paisibles, boutiquiers braves bourgeois sédentaires, se délectaient à la lecture de quelque frais déjeuner sur l'herbe au bord d'un ruisseau à cascade, sous l'ombre de grands arbres exotiques; ils y croyaient être, et sentaient gicler sous leurs dents le jus des fruits savoureux, mangues, ananas et bananes.
«Et pas de mouches!» disait le journal, les mouches étant, comme on sait, le trouble-fête de toutes les parties de campagne en terre de Tarascon.
La Gazette publiait même un roman, la Belle Tarasconnaise, une fille de colon enlevée par le fils d'un roi papoua; et les péripéties de ce drame d'amour ouvraient aux imaginations des jeunes personnes des horizons sans fin. La partie financière donnait le cours des denrées coloniales, les annonces d'émission des bons de terre et des actions de sucrerie ou de distillerie, ainsi que les noms des souscripteurs et les listes de dons en nature qui continuaient à affluer, avec l'éternel «costume pour un sauvage» de Mlle Tournatoire.
Pour suffire à de si fréquents envois, il fallait que la bonne demoiselle eût installé chez elle de véritables ateliers de confection. Du reste elle n'était pas la seule que ce prochain déménagement pour des îles inconnues et si lointaines eût jetée en d'étranges préoccupations.
Un jour Tartarin se reposait tranquillement chez lui, dans sa petite maison, ses babouches aux pieds, douillettement enveloppé de sa robe de chambre, pas inoccupé cependant, car près de lui, sur sa table, s'éparpillaient des livres et des papiers: les relations de voyages de Bougainville, de Dumont-Durville, des ouvrages sur la colonisation, des manuels de cultures diverses. Au milieu de ses flèches empoisonnées, avec l'ombre du baobab qui tremblotait minusculement sur les stores, il étudiait «sa colonie» et se bourrait la mémoire de renseignements puisés dans les livres. Entre temps il signait quelque brevet, nommait un grand de première classe ou créait sur papier à tête un emploi nouveau pour satisfaire, autant que possible, le délire ambitieux de ses concitoyens.
Tandis qu'il travaillait ainsi, ouvrant de yeux et soufflant dans ses joues, on lui annonçait qu'une dame voilée de et qui refusait de dire son nom, demandait à lui parler. Elle n'avait même pas voulu entrer, et attendait dans le jardin, où il courut précipitamment, en pantoufles et en robe de chambre.
Le jour finissait, le crépuscule rendait déjà les objets indistincts; mais, malgré l'ombre tombante et l'épaisse voilette, rien qu'au feu des yeux ardents qui brillaient sous le tulle, Tartarin reconnut sa visiteuse:
«Madame Excourbaniès!
— Monsieur Tartarin, vous voyez une femme bien malheureuse.»
La voix tremblait, lourde de larmes. Le bonhomme en fut tout ému et l'accent paternel:
—