D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de services aux hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire. Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que par les idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence; mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait de grands sacrifices que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être jugée par son influence sur le bonheur.
Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais appartenir à l'homme qui prétend à la gloire; ses limites ne sont fixées par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des plus fortes preuves de l'immortalité de l'âme, c'est parce qu'elle semble vouloir régner sur l'infini, de l'espace et l'éternité des temps. Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit, des hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet: sa possession émeut l'âme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés qu'un moment de calme, dans les objets extérieurs, ne sert qu'à diriger sur soi toute l'agitation de sa pensée: le repos est si loin, le vide est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les plaisirs de la gloire, l'âme ne peut être remplie que par leur attente, ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde; toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun sentiment du coeur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne voit autour de lui qu'un vaste oubli: un amant n'a de larmes à verser que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon.
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