Nouvelles mille et une nuits. Robert Louis Stevenson. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Robert Louis Stevenson
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066086077
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transféré momentanément toute autorité, était moins robuste et moins bien développé que le meilleur, dont je venais de me dépouiller. Dans le cours de ma vie, qui avait été, après tout, pour les neuf dixièmes, une vie de vertu et d'empire sur moi-même, je l'avais beaucoup moins épuisé que l'autre. De là, je suppose, ce fait qu'Edward Hyde était plus petit, plus mince, plus jeune qu'Henry Jekyll. De même que la bonté éclairait la physionomie de celui-ci, le mal était écrit lisiblement sur la face de celui-là. Le mal, en outre, que je crois toujours être le côté mortel de notre humanité, avait laissé, sur ce corps chétif, le signe de la laideur, du délabrement. Et, cependant, quand mes yeux rencontrèrent, dans la glace, cette vilaine idole, je n'éprouvai pas une répugnance, mais plutôt un élan de bienvenue. Ceci, en somme, était encore moi-même; ceci me semblait naturel et humain. À mes yeux, l'image de l'esprit y brillait plus vive, elle était plus ressemblante, plus tranchée dans son individualité, que sur la physionomie complexe et divisée qu'auparavant j'avais l'habitude d'appeler mienne. Dans ce jugement, je devais avoir raison, car j'ai toujours remarqué que, quand je portais la figure d'Edward Hyde, personne ne pouvait approcher de moi sans une visible défaillance physique. J'attribue cet effet à ce que tous les êtres humains, tels que nous les rencontrons, sont composés de bien et de mal, tandis que Hyde était seul au monde pétri de mal sans mélange.

      «Je ne m'attardai qu'une minute devant le miroir; il me restait à tenter la seconde expérience, l'expérience concluante, à voir si j'avais perdu mon identité sans retour, s'il me fallait fuir, avant l'aurore, une maison qui ne serait plus la mienne. Rentrant précipitamment dans mon cabinet, je préparai, j'absorbai le breuvage une fois de plus; une fois de plus j'endurai les tortures de la dissolution; enfin, je revins à moi avec le caractère, la stature et le visage d'Henry Jekyll.

      «Cette nuit-là, j'abordai les funestes chemins de traverse. Si j'eusse fait ma découverte dans un plus noble esprit, si j'eusse tenté cette expérience, sous l'empire de religieuses aspirations, tout eût pu être différent; de ces agonies de la naissance et de la mort serait sorti un ange plutôt qu'un démon. La drogue n'avait aucune action déterminante, elle n'était ni diabolique ni divine; elle ébranla seulement les portes de ma prison, et ce qui était dedans s'élança dehors. À cette époque, la vertu sommeillait en moi; ma perversité, mieux éveillée, profita de l'occasion: Edward Hyde surgit. Dorénavant, bien que j'eusse deux caractères aussi bien que deux apparences, et que l'un fut tout entier mauvais, l'autre était encore le vieil Henry Jekyll, ce composé incongru des progrès duquel j'avais appris déjà à désespérer. Le mouvement fut donc complètement vers le pire.

      «Même alors je n'avais pas pu me réconcilier avec la sécheresse d'une vie d'étude; j'étais gai à mes heures, et, comme mes plaisirs manquaient de dignité, comme j'étais, avec cela, non seulement connu de tout le monde et trop considéré, mais bien près de la vieillesse, cette incohérence de ma vie devenait gênante de plus en plus. Ce fut pour ces motifs que mon nouveau pouvoir me tenta jusqu'à ce que j'en devinsse l'esclave. Je n'avais qu'à vider une coupe, à me débarrasser du corps d'un professeur en renom et à endosser, comme un manteau épais, celui d'Edward Hyde. Cette idée me sembla piquante, et je fis avec soin tous mes préparatifs. Je louai et je meublai ce logement de Soho, où Hyde fut traqué par la police; je pris pour gouvernante une créature que je savais être silencieuse et sans scrupules. D'autre part, j'annonçai à mes domestiques qu'un M. Hyde, dont je leur fis le portrait, devait jouir dans ma maison du square d'une entière liberté, de pleins pouvoirs. Pour éviter tout accident, je me fis familièrement connaître sous mon nouvel aspect; je m'arrangeai de façon à ce que, si quelque malheur m'arrivait en la personne du docteur Jekyll, je pusse éviter toute perte pécuniaire sous ma figure d'Edward Hyde. Ce fut le secret du testament auquel vous opposâtes tant d'objections. Ainsi fortifié, comme je le supposais, de tous côtés, je profitai sans crainte des immunités de ma situation. Certains hommes ont eu des bandits à leurs gages pour accomplir des crimes, tandis que leur propre réputation demeurait à l'abri. Je fus le premier qui agit de même en vue du plaisir. Je pus donc ainsi, aux yeux de tous, travailler consciencieusement, étaler une respectabilité bien acquise, puis, soudain, comme un écolier, rejeter ces entraves et plonger, la tête la première, dans l'océan de la liberté. Sous mon manteau impénétrable, je possédais une sécurité complète. Songez-y... je n'avais qu'à franchir le seuil de mon laboratoire: en deux secondes, la liqueur, dont je tenais les ingrédients toujours prêts, était avalée; après cela, quoi qu'il pût faire, Hyde disparaissait comme un souffle sur un miroir, et à sa place, tranquillement assis chez lui, sous sa lampe nocturne, Jekyll se moquait des soupçons.

      «Mes plaisirs, je l'ai déjà dit, n'avaient jamais été des plus relevés; avec Edward Hyde, ils devinrent très vite ignobles et monstrueux. À mon retour de chaque excursion nouvelle, je restais stupéfait des turpitudes de mon autre moi-même. Ce familier, que j'évoquais ainsi et que j'envoyais seul agir selon son bon plaisir, était l'être le plus vil et le plus dépravé; il n'avait que des pensées égoïstes, s'abreuvant de jouissances avec une avidité toute bestiale, sans souci des tortures qui pouvaient en résulter pour d'autres, aussi dépourvu de remords qu'une statue de pierre. Henry Jekyll s'effrayait parfois des actes d'Edward Hyde, mais cette situation échappait aux lois communes, elle relâchait insidieusement l'étreinte de la conscience. C'était Hyde après tout, et Hyde seul, qui était coupable; Jekyll ne se sentait pas plus méchant qu'auparavant; ses bonnes qualités lui revenaient sans avoir subi d'atteintes apparentes; il se hâtait même de réparer le mal accompli par Hyde quand cela était possible. De cette façon il se tranquillisait.

      «Je n'ai nul dessein d'entrer dans le détail des infamies dont je me rendais complice (quant à les avoir commises moi-même, je ne puis aujourd'hui encore l'admettre). Je ne veux qu'indiquer les avertissements que je reçus et les degrés de mon châtiment. Une fois, je courus un véritable danger. Un acte de cruauté contre une enfant excita contre moi la colère de la foule, qui m'eût déchiré, je crois, si je n'avais pas apaisé la famille de ma petite victime en lui remettant un chèque au nom d'Henry Jekyll. Ceci me donna l'idée d'avoir un compte dans une autre banque au nom d'Edward Hyde, et quand, en altérant mon écriture, j'eus pourvu mon double d'une signature, je me crus de nouveau à l'abri du destin.

      «Deux mois environ avant le meurtre de sir Danvers Carew, j'étais allé courir les aventures. Rentré fort tard, je m'éveillai le lendemain avec des sensations bizarres. Ce fut en vain que je regardai autour de moi, en reconnaissant les belles proportions et le mobilier décent de ma chambre du square, le dessin des rideaux, la forme du lit d'acajou où j'étais couché. Quelque chose me laissait convaincu que je n'étais pas réellement où je croyais être, mais bien dans mon galant réduit de Soho, où j'avais coutume de dormir sous le masque d'Edward Hyde. Je me mis à rire de cette illusion et, toujours curieux de psychologie, à en chercher les causes. Par intervalles, toutefois, le sommeil m'emportait, interrompant ma rêverie, que je reprenais ensuite. Dans un moment lucide, mon regard tomba sur ma main à demi fermée. Or la main de Jekyll, vous l'avez souvent remarqué, était une main professionnelle de forme et de dimensions, une grande main blanche, ferme et bien faite, tandis que la main qui m'apparaissait distinctement sur les draps, à la clarté jaunissante d'une matinée de Londres, était d'une pâleur brune, maigre, osseuse, avec de gros nœuds et couverte partout d'un épais duvet noir. Cette main velue était la main d'Edward Hyde.

      «Je dus la contempler fixement pendant près d'une minute, abasourdi comme je l'étais, jusqu'à ce que l'effroi éclatât dans mon sein avec un fracas de cymbales. Bondissant hors du lit, je courus à mon miroir. Au spectacle qui frappa mes yeux, tout le sang de mes veines se glaça. Oui, je m'étais couché sous la forme de Jekyll, et c'était Hyde qui s'éveillait. Comment expliquer ce phénomène?... Comment y remédier?... Nouvelles terreurs. La matinée était avancée déjà, les domestiques devaient être tous levés, et mes drogues se trouvaient dans le cabinet. Il me fallait faire un voyage pour les atteindre, descendre l'escalier, traverser la cour. Sans doute, je pourrais dissimuler mon visage, mais à quoi bon, puisque je ne pouvais cacher de même le changement de stature? Enfin, je me rappelai que mes gens étaient habitués déjà à voir aller et venir mon second moi, et j'éprouvai là-dessus une sensation délicieuse de soulagement. Je fus vite prêt; dans des habits à la taille du docteur, je traversai