Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants. P. L. Jacob. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: P. L. Jacob
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089580
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embarrassé d'un rôle où l'on ne saurait réussir, à moins de contenter tout le monde: je devais m'adresser à des auditeurs, différents d'âges, de sexes et de caractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d'aborder le terrible chapitre des revenants; celui-là se serait volontiers pâmé d'aise à des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux; les filles s'intéressaient davantage à des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simples anecdotes. Quant aux aînés, qui n'avaient pourtant pas la manie de faire valoir leur supériorité de compréhension et d'instruction, il n'eût pas été convenable de les assommer de ces contes, ennuyeusement moraux, pour l'amusement des plus jeunes; enfin, la patience des parents, que je n'aurais pas pris à tâche d'ennuyer aussi, m'invitait à choisir et à orner quelques narrations d'un genre mixte et d'une portée facile, qui atteignissent à la fois tous les degrés de l'intelligence. Je crus donc pouvoir rattacher mes récits à des noms littéraires, qui relèvent l'intérêt, souvent traînant, du drame, et le font sortir de l'ornière du lieu commun. D'ailleurs, absolument dénué de livres, j'aurais craint d'entrer dans l'Histoire, de fausser une date, de travestir un fait, d'omettre ou d'estropier un nom, en un mot, d'induire en erreur qui que ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L'Histoire est une religion qui a ses fanatiques, et je m'honore d'être un de ceux-là.

      Voilà comment ma convalescence a produit un volume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Je n'ose pas attendre de tous mes lecteurs l'indulgence filiale et amicale à laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m'avaient accoutumé; mais je souhaite qu'ils m'encouragent à recueillir tôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j'ai composées en pensant à eux. C'est aux enfants que je parle.

      Mes chers petits enfants, le vieux bibliophile Jacob ne cessera de conter qu'en vous quittant pour toujours.

      P. L. JACOB.

      Bibliophile.

       Table des matières

      BONNE ACTION DE RABELAIS

      (1553)

      Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant: on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer.

      —C'est un vilain juif! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'église, voire même s'agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière.

      —C'est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable; ils n'ont ni église ni curé; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des chrétiens.

      —Oh! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit à notre approche, comme une biche en chasse?

      —Nenni dea! reprit une autre: elle ne mendie mie que je sache! Bien au contraire; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon coeur l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame.

      —Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger.

      —Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d'être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues.

      —Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que m'a conté le gros chantre de l'église de Meudon….

      —Silence! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse.

      Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des moeurs et des idées de son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante.

      Rabelais avait alors près de soixante-dix ans; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse.

      Son costume annonçait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme d'église; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros bâton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'hôte désiré; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des houscaux, une casaque de bure usée et des grègues