J'ai adopté, une fois de plus, pour traiter ce problème, cette forme de roman très ancienne dans la tradition française que nos pères appelaient le roman d'analyse, d'un terme très simple, très clair et très exact, auquel les contemporains ont substitué le nom beaucoup plus pédantesque et assez équivoque de psychologique. Je dis équivoque, — car cette appellation semble revendiquer l'étude de l'âme humaine au nom d'une école spéciale, tandis que cette étude est commune à la littérature tout entière que M. Taine a si profondément définie: une psychologie vivante. Même la description du paysage la plus résolument plastique n'est-elle pas une transcription d'un état de l'âme, et, pareillement, le drame le plus emmêle d'aventures ne comporte-t-il pas à un degré quelconque des sentiments et des sensations, par conséquent de l'âme encore? Balzac, dans des pages de critique trop peu connues, — car elles sont d'une portée supérieure, comme tous les fragments de théorie ébauchés par ce grand esprit d'un don philosophique égal à son don évocateur, — avait plus finement dénommé les romans d'analyse des romans d'idées, signifiant par là que leurs auteurs sont surtout préoccupés des phénomènes de la vie intérieure. Là encore pourtant l'équivoque apparaît, car ce terme de romans d'idées convient également au livre à thèse, et c'est toujours la vieille formule, celle dont se contentait Sainte-Beuve, qui me paraît la plus juste, d'autant mieux qu'elle rattache cette sorte de livres à la série des œuvres correspondantes parmi les autres espèces littéraires. Il y a en effet un théâtre d'analyse, dont Racine dans la tragédie et Marivaux dans la comédie, pour ne citer que des classiques, sont les maîtres. Il y a une poésie d'analyse qu'ont exécutée ce même Sainte-Beuve dans son admirable Joseph Delorme, Baudelaire, Sully Prudhomme. Il y a des mémoires d'analyse dont les Confessions de saint Augustin demeurent le type vénérable, et les Souvenirs de M. Renan le type ironique. Toutes ces œuvres offrent ce trait commun de s'appliquer surtout à la notation des petits faits de conscience, dont l'ensemble se manifeste au dehors sous l'aspect de passions complètes, de volontés déterminées, d'actions définies. Les intelligences très inégales et très diverses de ces écrivains apparaissent comme douées également d'une faculté de réflexion qui leur permet d'apercevoir, dans un détail extrêmement ténu, tout l'obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes. C'est la mise à nu de ces ressorts qui les intéresse plus peut-être que le résultat du mouvement de ces ressorts. La sonnerie de la pendule les préoccupe moins que l'agencement des pièces dont le jeu délicat aboutit à cette sonnerie. C'est à la décomposition des phénomènes de la vie morale ou sentimentale qu'ils s'ingénient — sans même le vouloir, comme le grand évêque Africain dont l'unique ambition était de s'humilier dans un coupable passé et non pas d'étonner des lecteurs profanes par la subtilité de sa vision intérieure.
Il était naturel que cet esprit d'analyse, inné à certains tempéraments comme la disposition dramatique l'est à d'autres, trouvât de quoi s'exercer dans le roman plus encore que dans la tragédie, la comédie ou le poème lyrique. Quelques-uns des chefs-d'œuvre de ce genre sont en effet de purs travaux d'analyse: la Princesse de Clèves, Robinson Crusoe, les Liaisons dangereuses, Adolphe, les Affinités électives, le Rouge et le Noir, Volupté, le Lys dans la vallée, Louis Lambert, La Muse du département, Mademoiselle de Maupin, Dominique. Cette liste, dressée au hasard du souvenir et qui comprend des œuvres si diverses qu'elle semble incohérente, suffit à prouver la souplesse et la vitalité de cette forme d'art. La besogne d'observation qu'elle représente complète la besogne d'observation qu'accomplit le roman de mœurs. L'enquête sur la vie intérieure et morale doit fonctionner parallèlement à l'enquête sur la vie extérieure et sociale, — l'une éclairant, approfondissant, corrigeant l'autre. — Aussi était-il à prévoir qu'à côté de la grande et féconde poussée du roman de mœurs issue de Balzac à travers Flaubert, qui s'est appelée le naturalisme, une autre poussée se produirait dans le sens de ce roman d'analyse, d'autant plus que la science moderne de l'esprit fournit aux curieux de l'anatomie mentale des documents et des méthodes d'une incomparable supériorité. C'est aussi le phénomène littéraire qui s'est accompli, mais au milieu d'une malveillance de la critique et de l'opinion, si constante depuis quelques années qu'il est impossible qu'elle ne repose pas sur des motifs très sérieux. Quand un grand nombre de personnes distinguées se rencontrent dans une antipathie manifestée hautement pour une certaine tentative d'art, elle peuvent certes se méprendre, — et il me semble que c'est ici le cas, — mais leur opinion, même erronée, n'est pas négligeable, et c'est pourquoi, sans relever des épigrammes par trop évidemment partiales, ou des reproches par trop certainement iniques, je voudrais essayer de répondre aux deux ou trois des objections les plus habituellement soulevées contre le genre lui-même par-dessus et à travers ses adeptes.
Du point de vue purement esthétique, ses adversaires paraissent surtout persuadés que les diverses qualités qui donnent à un récit imaginaire la couleur de la vie sont inconciliables avec l'analyse poussée un peu loin. Ils raisonnent à peu près ainsi: «Vous prétendez copier les passions. Or le premier caractère des passions est précisément d'abolir dans celui qu'elles dominent le reploiement sur soi. Un homme qui aime vraiment pense à ce qu'il aime et non pas à son amour. Un homme qui désire pense à l'objet de son désir et non pas à son désir. On l'a dit souvent aux psychologues de l'école de Jouffroy, et le mot est encore plus juste appliqué aux psychologues du roman: on ne se met pas à la fenêtre pour se voir passer dans la rue. Quand vous dénombrez minutieusement les états d'âme qui préparent les actes de vos personnages, vous vous substituez à eux sans vous en apercevoir, puisque vous peignez d'eux ce qu'ils ne peuvent eux-mêmes ni constater ni discerner. La vie comporte une demi-obscurité des cœurs, un sourd et continuel travail de l'instinct aveugle, un jaillissement et un mouvement de spontanéité incompatibles avec cette anatomie continue qui est votre but et votre méthode. Tout ce que l'on dissèque est mort.» Je ne crois pas avoir diminué l'objection en la formulant. Elle est très spécieuse. Son grand défaut est qu'elle s'applique à toute espèce de procédé littéraire aussi bien qu'au procédé analytique. Un romancier de l'école impersonnelle, Flaubert, par exemple, — je choisis le plus indiscuté de tous, — peint un paysage autour de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau. Ne montre-t-il pas ce paysage tel qu'il le voit, lui, avec ses yeux d'artiste? Lui serait-il possible de reconstituer autrement que par la plus invérifiable hypothèse, ce que les yeux de la jeune femme ou du jeune homme ont pu réellement saisir, et, par conséquent, le contre-coup que leur sensibilité a pu en recevoir? Toute narration d'un fait extérieur n'est jamais que la copie de l'impression que nous produit ce fait, et toujours une part d'interprétation individuelle s'insinue dans le tableau le plus systématiquement objectif. C'est le dosage de cette part qui constitue le principal effort de l'artiste soucieux de ne pas trop déformer la réalité. Admettons donc que tous les thèmes ne sont pas également propres à être traités, ni tous les caractères à être étudiés par la méthode du roman d'analyse. Mais de ce qu'il y a une évidente limite à cet outil très incomplet, s'ensuit-il que son emploi ne soit pas légitime et nécessaire dans telle ou telle occasion? Si la vie se présente chez certains êtres et dans certaines crises comme un instinct et comme une spontanéité, elle se présente aussi chez certains autres avec des phénomènes contraires, et elle n'en est pas moins la vie. Quand Phèdre est rongée d'un criminel désir qu'elle n'ose avouer, quand Adolphe se débat entre l'élan féroce de sa jeune indépendance et sa pitié pour Ellénore, quand Amaury, à vingt-deux ans, hésite devant les mondes soudain révélés de l'action, de la croyance et de l'amour, quand Mme de Mortsauf console les soupirs de sa chimère étouffée par les trompeuses douceurs d'une amitié toujours troublée, toujours jalouse, ce sont bien pourtant des états humains, ce sont des crises de la vie vivante, et dont le roman d'analyse peut seul noter