Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m'est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m'attire toujours, je l'ouvre et pour la centième fois je revis avec l'héroïne de l'abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu'il me semble l'avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l'espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s'augmenta de pitié, presque d'amour pour la pauvre fille à l'héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l'homme qui l'aimait avec toutes les énergies de l'âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l'arrosa de ses larmes et y ensevelit son cœur; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d'un luxe somptueux, s'il fallait en croire ce que j'avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du cœur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon.
Marguerite, en effet, comme je l'avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n'avait pas vu s'asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu'avait duré sa lente et douloureuse agonie.
Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s'acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable.
Pauvres créatures! Si c'est un tort de les aimer, c'est bien le moins qu'on les plaigne. Vous plaignez l'aveugle qui n'a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n'a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n'a jamais pu rendre la voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du cœur, cette surdité de l'âme, ce mutisme de la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d'entendre le Seigneur et de parler la langue pure de l'amour et de la foi.
Hugo a fait Marion Delorme, Musset a fait Bernerette, Alexandre Dumas a fait Fernande, les penseurs et les poètes de tous les temps ont apporté à la courtisane l'offrande de leur miséricorde, et quelquefois un grand homme les a réhabilitées de son amour et même de son nom. Si j'insiste ainsi sur ce point, c'est que, parmi ceux qui vont me lire, beaucoup peut-être sont déjà prêts à rejeter ce livre, dans lequel ils craignent de ne voir qu'une apologie du vice et de la prostitution, et l'âge de l'auteur contribue sans doute encore à motiver cette crainte. Que ceux qui penseraient ainsi se détrompent, et qu'ils continuent, si cette crainte seule les retenait.
Je suis tout simplement convaincu d'un principe qui est que: pour la femme à qui l'éducation n'a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui l'y ramènent; ces sentiers sont la douleur et l'amour. Ils sont difficiles; celles qui s'y engagent s'y ensanglantent les pieds, s'y déchirent les mains, mais elles laissent en même temps aux ronces de la route les parures du vice et arrivent au but avec cette nudité dont on ne rougit pas devant le Seigneur.
Ceux qui rencontrent ces voyageuses hardies doivent les soutenir et dire à tous qu'ils les ont rencontrées, car, en le publiant ils montrent la voie.
Il ne s'agit pas de mettre tout bonnement à l'entrée de la vie deux poteaux, portant l'un cette inscription: Route du bien, l'autre cet avertissement: Route du mal, et de dire à ceux qui se présentent: Choisissez; il faut, comme le Christ, montrer des chemins qui ramènent de la seconde route à la première ceux qui s'étaient laissé tenter par les abords; et il ne faut pas surtout que le commencement de ces chemins soit trop douloureux, ni paraisse trop impénétrable.
Le christianisme est là avec sa merveilleuse parabole de l'enfant prodigue pour nous conseiller l'indulgence et le pardon. Jésus était plein d'amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies en tirant le baume qui devait les guérir des plaies elles-mêmes. Ainsi, il disait à Madeleine: «Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé», sublime pardon qui devait éveiller une foi sublime.
Pourquoi nous ferions-nous plus rigides que le Christ? Pourquoi, nous en tenant obstinément aux opinions de ce monde qui se fait dur pour qu'on le croie fort, rejetterions-nous avec lui des âmes saignantes souvent de blessures par où, comme le mauvais sang d'un malade, s'épanche le mal de leur passé, et n'attendant qu'une main amie qui les panse et leur rende la convalescence du cœur?
C'est à ma génération que je m'adresse, à ceux pour qui les théories de M. de Voltaire n'existent heureusement plus, à ceux qui, comme moi, comprennent que l'humanité est depuis quinze ans dans un de ses plus audacieux élans. La science du bien et du mal est à jamais acquise; la foi se reconstruit, le respect des choses saintes nous est rendu, et si le monde ne se fait pas tout à fait bon, il se fait du moins meilleur. Les efforts de tous les hommes intelligents tendent au même but, et toutes les grandes volontés s'attellent au même principe: soyons bons, soyons jeunes, soyons vrais! Le mal n'est qu'une vanité, ayons l'orgueil du bien, et surtout ne désespérons pas. Ne méprisons pas la femme qui n'est ni mère, ni sœur, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l'estime à la famille, l'indulgence à l'égoïsme. Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d'un pécheur que pour cent justes qui n'ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. Il peut nous le rendre avec usure. Laissons sur notre chemin l'aumône de notre pardon à ceux que les désirs terrestres ont perdus, que sauvera peut-être une espérance divine, et, comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles conseillent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal.
Certes, il doit paraître bien hardi à moi de vouloir faire sortir ces grands résultats du mince sujet que je traite; mais je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L'enfant est petit, et il renferme l'homme; le cerveau est étroit, et il abrite la pensée; l'œil n'est qu'un point, et il embrasse des lieues.
Chapitre IV
Deux jours après, la vente était complètement terminée. Elle avait produit cent cinquante mille francs.
Les créanciers s'en étaient partagés les deux tiers, et la famille, composée d'une sœur et d'un petit-neveu, avait hérité du reste.
Cette sœur avait ouvert de grands yeux quand l'homme d'affaires lui avait écrit qu'elle héritait de cinquante mille francs.
Il y avait six ou sept ans que cette jeune fille n'avait vu sa sœur, laquelle avait disparu un jour sans que l'on sût, ni par elle ni par d'autres, le moindre détail sur sa vie depuis le moment de sa disparition.
Elle était donc arrivée en toute hâte à Paris, et l'étonnement de ceux qui connaissaient Marguerite avait été grand quand ils avaient vu que son unique héritière était une grosse et belle fille de campagne qui jusqu'alors n'avait jamais quitté son village.
Sa fortune se trouva faite d'un seul coup, sans qu'elle sût même de quelle source lui venait cette fortune inespérée.
Elle retourna, m'a-t-on dit depuis, à sa campagne, emportant de la mort de sa sœur une grande tristesse que compensait néanmoins le placement à quatre et demi qu'elle venait de faire.
Toutes ces circonstances répétées dans Paris, la ville mère du scandale, commençaient à être oubliées, et j'oubliais même à peu près en quoi j'avais pris part à ces événements, quand un nouvel incident me fit connaître toute la vie de Marguerite et m'apprit des détails si touchants, que l'envie me prit d'écrire cette histoire et que je l'écris.
Depuis trois ou quatre jours, l'appartement, vide de tous ses meubles vendus, était à louer, quand on sonna un matin chez moi.
Mon domestique, ou plutôt mon portier qui me servait de domestique, alla ouvrir et me rapporta une carte, en me disant que la personne qui la lui avait remise désirait me parler.
Je