—Comment, épicier! reprit naïvement mademoiselle Parquet; j'avais cru lui entendre dire qu'il était armateur…
—Eh! sans doute, armateur en épiceries. Eh! mon Dieu! à présent il va faire le commerce des bestiaux. Je ne sais pas lequel est moins noble du mouton ou de sa graisse, du bœuf ou de sa corne, de l'abeille ou de son miel. Cependant ces gens-là s'imaginent que la propriété d'une terre les relève, surtout quand il y a quelque vieux pan de muraille armoriée qui croule sur le bord d'un ravin. Jolie habitation, ma foi! que celle du château de Fougères! Avant de la rendre supportable, il lui faudra encore dépenser cinquante mille francs. Je parie qu'il avait là-bas une bonne maison bien close et bien meublée, sur la vente de laquelle il aura perdu moitié, dans son empressement de revoir ses tourelles lézardées et ses belles salles délabrées, où les rats tiennent cour plénière.
—Il m'a pourtant semblé, reprit Bonne, être un homme dégagé de tous ces vieux préjugés.
—Est-ce que tu le crois sincère? répondit vivement M. Parquet. Il se peut qu'il aime l'argent, et j'ai cru m'en apercevoir, malgré la sottise qu'il a faite de racheter son fief… mais sois sûre qu'il est encore plus vaniteux que cupide. Quand tu verras un noble cracher sur son blason, souviens-toi de ce que je te dis, Bonne, tu verras ton père travailler gratis pour les riches.
—Avez-vous fait attention à sa fille, mon père? dit mademoiselle
Parquet en sortant d'une sorte de rêverie.
—Eh! eh! si j'avais seulement une trentaine d'années de moins, j'y ferais beaucoup d'attention. Ce n'est pas qu'il faille croire les mauvaises plaisanteries de nos amis, Bonne, entends-tu? J'ai toujours été un homme sage et donnant le bon exemple; mais je veux dire que mademoiselle de Fougères est une gaillarde bien tournée et qui a une paire d'yeux noirs… Je n'ai jamais vu d'yeux aussi beaux, si ce n'est lorsque Jeanne Féline avait vingt-cinq ans.
—Il y a longtemps de cela, mon père, interrompit Bonne en souriant.
—Eh! sans doute, il y a longtemps, répondit l'avoué. Je n'avais que quinze ans alors. Je la regardais lorsqu'elle allait à l'église; c'était un ange, belle comme mademoiselle de Fougères, et bonne comme toi, ma fille.
—Et croyez-vous, mon père, que mademoiselle de Fougères ne soit pas aussi bonne qu'elle est belle?
—Oh! cela, je n'en sais rien; si elle est bonne, c'est de trop: car elle a de l'esprit comme un diable et tout le jugement qui manque à son père.
—Elle ne me paraît pas approuver beaucoup son obstination à revoir Fougères, et le séjour de notre village paraît la tenter médiocrement,» ajouta mademoiselle Bonne.
Tandis que le père et la fille devisaient ainsi, la mule, arrivée à la porte du logis, s'était arrêtée, et M. Parquet, en mettant pied à terre pour ouvrir cette porte et en cherchant la clef dans ses poches, continuait la conversation, sans faire attention à Simon Féline, qui était à deux pas de lui, appuyé contre la haie de son jardin.
«Sans doute médiocrement, répétait l'ex-procureur. Une fille de cet âge-là, qu'on amène en France, doit avoir laissé sur la rive étrangère quelque damoiseau épris d'elle. Si j'avais été le galant d'une si belle créature, je ne me la serais pas laissé enlever.
—Est-ce votre avis en pareille matière, monsieur Parquet? dit Simon en souriant.
—Au diable! grommela M. Parquet. Oh! bonsoir, voisin Simon, répondit-il; vous écoutiez? Vraiment, pensa-t-il en faisant entrer dans sa cour le mulet qui portait Bonne, je ne viendrai donc jamais à bout de me persuader que je suis vieux et que ma fille est jeune? Ah! qu'il est difficile de parler convenablement à une fille dont on est le père.».
Tandis que M. Parquet donnait des ordres à l'écurie, mademoiselle Bonne en donnait à la cuisine, et s'occupait avec activité de préparer le lit et le souper de ses hôtes. Ils arrivèrent peu d'instants après. Ce n'était pas un petit embarras pour l'avoué que d'héberger ces illustres personnages à la ville et à la campagne. La maison du village était très-petite; cependant elle était très confortable, comme tout ce qui devait contribuer à embellir l'existence de M. Parquet. M. Parquet était à la fois le plus poétique et le plus positif de tous les hommes. Quand il avait les pieds bien chauds, un fauteuil bien mollet, une table bien servie, de bon vin dans un large verre, il était capable de s'attendrir jusqu'aux larmes, et de déclamer un sonnet de Pétrarque en regardant du coin de l'œil la vieille Jeanne Féline, occupée gravement à tourner son rouet sur le seuil de sa porte. Quoiqu'il fût encore actif, alerte, bien qu'un peu gros, et préservé de toute infirmité, il prenait parfois le ton plaintif et philosophique pour célébrer en petits vers, dans le goût de La Fare et de Chaulieu, la solennité de la tombe, qui s'entr'ouvrait pour le recevoir, et sur le bord de laquelle il voulait encore effeuiller les roses du plaisir.
Mais le mérite de M. Parquet ne se bornait pas à l'aimable humeur d'un vieillard anacréontique. C'était un homme généreux, un ami sincère, un voisin cordial, et, qui plus est, un homme d'affaires voué, depuis le commencement de sa carrière, au culte de la plus stricte probité. Il avait trop d'esprit et de sens pour n'avoir pas su arranger sa vie de manière à contenter les autres et soi-même. Sa grande pratique, sa profonde et impitoyable connaissance des roueries de la procédure, et son activité infatigable, en avaient fait, dans la province, l'homme de sa classe le plus important et le plus recherché. A ces talents il joignait, tant bien que mal, celui de la parole; car M. Parquet cumulait les fonctions d'avoué et celles d'avocat. Il s'exprimait en bons termes, pérorait avec abondance, et dans les affaires civiles, grâce à une dialectique serrée et à une obstination puissante, il était presque toujours sûr du succès. Il est vrai qu'au criminel il produisait des effets de moins bon aloi. Comme tout avocat de province, il aimait de passion les discours de cour d'assises; c'est l'occasion d'arrondir des périodes sonores, et de lancer des métaphores chatoyantes. Les juges et le gros public en étaient émerveillés; les dames de la ville pleuraient à chaudes larmes, et pendant trois jours, maître Parquet, rouge et bouffi, conservait dans son ménage l'accent emphatique et le geste théâtral. Il faut avouer que, dans cet état d'irritation et de triomphe, il était beaucoup moins aimable que de coutume. Il s'enivrait de ses propres paroles et tombait dans des divagations un peu trop prolongées; ou bien il se maintenait dans un état de colère factice qui faisait trembler ses chiens et ses servantes. A l'entendre alors demander son café d'une voix tonnante, ou s'emporter, à la lecture du journal, contre les abus de la tyrannie, on l'eût pris pour un Cromwell ou pour un Spartacus. Mais mademoiselle Bonne, qui connaissait son caractère, s'en effrayait fort peu, et ne craignait pas de l'interrompre pour lui dire:
«Mon père, si tu parles si fort, tu seras enroué demain matin, et tu ne pourras pas plaider.
—C'est vrai, répondait l'excellent homme avec douceur. Ah! Bonne, le ciel t'a placée près de moi comme un ange gardien, pour me préserver de moi-même. Fais-moi taire et emporte les liqueurs. Que sommes-nous sans les femmes? des animaux cruels, livrés à de funestes emportements. Mais elles! comme des divinités bienfaisantes, elles veillent sur nous et adoucissent la rudesse de nos âmes! Allons, Bonne, laisse-moi m'attendrir, et verse-moi encore un peu d'anisette.
—Non, mon père, c'est assez, disait la jeune fille; vous avez déjà mal à la gorge.
—O mon enfant! reprenait l'avocat d'une voix plaintive et d'un regard suppliant, refuseras-tu les consolations du dieu de l'Inde et de la Thrace à un vieillard infortuné dont les forces s'éteignent? Vois, ma tête s'affaiblit et se penche vers la tombe, ma voix tremblante se glace dans mon gosier par l'effet de l'âge et du malheur…»
Si, au milieu de ces lamentations élégiaques, un client importun venait interrompre maître Parquet, il bondissait comme un lion sur son fauteuil, et s'écriait d'une voix de stentor:
«Laissez-moi tranquille, laissez-moi jouir de la vie; je vous donne tous au diable! Je ne veux pas entendre parler d'affaires quand je dîne.»
Cependant, si quelque lucrative occasion