Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo). Fiódor Dostoievski. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Fiódor Dostoievski
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066087876
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Il ne manquait plus que cela! fit-il, suffoqué. Cette racaille de Foma va devenir propriétaire! Pouah!… Allez tous au diable. Dépêchez-vous, là-bas, que je m'en aille!

      Je m'avançais résolument et je lui dis.

      — Permettez-moi un mot. Vous venez de parler de Foma Fomitch; il doit s'agir d'Opiskine, si je ne me trompe point. Je voudrais… en un mot, j'ai des raisons de m'intéresser à cet homme, et je désirerais savoir quelle foi on peut ajouter à ce que dit ce brave garçon que son maître, Yégor Ilitch Rostaniev, veut faire don d'un village à ce Foma. Cela m'intéresse énormément et je…

      — Permettez-moi de vous demander, à mon tour, pourquoi vous vous intéressez à cet homme (c'est votre mot). Selon moi, c'est une fripouille et non pas un homme. A-t-il une figure humaine? C'est quelque chose d'ignoble, mais ce n'est pas une figure humaine!

      Je lui expliquai que je ne connaissais pas la figure de Foma, mais que le colonel était mon oncle et que j'étais moi-même Serge Alexandrovitch.

      — Ah! vous êtes le savant? Mais, mon petit père, on vous attend avec impatience! s'écria le bonhomme franchement joyeux, cette fois. J'arrive de Stépantchikovo où je n'ai pu finir de dîner, tant la présence de ce Foma m'était insupportable. Je me suis brouillé avec tout le monde à cause de ce maudit Foma!… En voilà une rencontre! Excusez-moi. Je suis Stépane Aléxiévitch Bakhtchéiev et je vous ai connu pas plus haut qu'une botte… Qui m'aurait dit?… Mais permettez-moi…

      Et le bon gros bonhomme se mit à m'embrasser.

      Après ces premières effusions, je commençai sans tarder mon interrogatoire, car l'occasion était favorable.

      — Mais qu'est-ce que ce Foma? demandai-je; comment a-t-il pu s'emparer de toute la maison? Pourquoi ne le chasse-t-on pas? J'avoue que …

      — Le chasser? Mais vous êtes fou! Le chasser, quand le colonel marche devant lui sur la pointe des pieds! Mais Foma a prétendu une fois que le mercredi était un jeudi et tout le monde consentit que ce mercredi fût un jeudi. Vous croyez que j'invente? Nullement.

      — J'avais entendu dire des choses de ce genre, mais j'avoue que …

      — J'avoue! J'avoue! Vous ne savez dire que cela! Qu'y a-t-il à avouer? Demandez-moi plutôt d'où je viens. La mère du colonel, bien qu'elle soit une très digne dame et une générale, n'a plus sa raison… Elle ne peut se passer de ce Foma. Elle est cause de tout; c'est elle qui l'a installé dans la maison. Il l'a ensorcelée. Elle n'ose plus dire un mot quoiqu'elle soit une Excellence pour s'être mariée à cinquante ans avec le général Krakhotkine. Quant à la soeur du colonel, la vieille fille, j'aime mieux ne pas en parler; elle ne sait que pousser des oh! et des ah! J'en ai assez; voilà tout! Elle n'a pour elle que d'être une femme. Mais en mérite-t-elle plus d'estime? D'ailleurs il est même indécent à moi d'en parler devant vous car, enfin, c'est votre tante. Seule, Alexandra Yégorovna, la fille du colonel, qui n'a que quinze ans, possède quelque intelligence; elle ne manifeste aucune estime pour Foma. Une charmante demoiselle! Quelle estime mérite ce Foma, cet ancien bouffon qui faisait des imitations d'animaux pour distraire le général Krakhotkine? Et aujourd'hui, le colonel, votre oncle, respecte ce paillasse comme son propre père!… Pouah!

      — Pauvreté n'est pas vice, et je vous avoue… Permettez-moi de vous demander… Est-il beau? intelligent?

      — Foma? Comment donc, mais très beau! répondit Bakhtchéiev d'une voix tremblante de colère. — Mes questions l'agaçaient et il commençait à me regarder de travers. — Très beau! Non; vous l'entendez; il croit que Foma est beau! Mais, mon petit père, il ressemble à tous les animaux, si vous voulez le savoir. Ah! s'il était intelligent, seulement, on s'en arrangerait… Mais rien! Il faut qu'il leur ait versé à tous quelque philtre de sorcier. Je suis las d'en parler. Il ne vaut pas un crachat. Vous me mettez en colère! Eh bien, là-bas, est-ce prêt?

      — Il faut ferrer Voronok, répondit Grigori d'un ton lugubre.

      — Voronok? Je vais t'en donner du Voronok!… Oui, Monsieur, je suis en mesure de vous raconter de telles choses que vous en resterez bouche bée jusqu'au deuxième avènement. Il fut un temps où je l'estimais, ce Foma. Oui, je vous le confesse, j'étais un imbécile! Il m'avait séduit, moi aussi. Ça sait tout; ça connaît à fond toutes les sciences. Il m'avait ordonné des gouttes, car je suis malade; vous ne vous en douteriez pas? J'ai failli en mourir de ces gouttes! Écoutez-moi; ne dites rien. Vous verrez tout cela. Ce Foma fera verser au colonel des larmes de sang, mais il sera trop tard. Tous les voisins ont rompu avec votre oncle à cause de ce misérable Foma qui insulte tous les visiteurs, fussent-il du grade le plus élevé. Il n'y a que lui d'intelligent; il n'y a que lui de savant; et, comme un savant a le droit de morigéner les ignorants, il parle, il parle: ta-ta-ta … ta-ta-ta… Ah! il en a une langue! On pourrait la couper et la jeter au fumier qu'elle bavarderait encore tant qu'un corbeau ne l'aurait pas mangée. Et il est devenu fier. Il s'engage dans des conduits où il n'y a pas seulement passage pour sa tête. Mais quoi! il enseigne le français aux domestiques! Je vous demande de quelle utilité la langue française peut être à un paysan? Et même à nous? À quoi ça peut-il servir? À causer avec les demoiselles pendant la mazurka? À dire des fadeurs aux femmes mariées? Ce n'est rien qu'une débauche, voilà! Selon moi, quand on a bu un carafon d'eau-de-vie, on parle toutes les langues! Voilà ce que j'en pense du français! Vous le parlez aussi; sans doute? ta-ta-ta-ta-ta!… — et Bakhtchéiev me considéra avec une indignation pleine de mépris.

      — Vous êtes aussi un savant, n'est-ce pas, mon petit père?

      — Mon Dieu, je m'intéresse…

      — Vous avez aussi tout étudié?

      — Oui… c'est-à-dire non… Pour le moment, j'observe les moeurs. Je suis resté trop longtemps à Pétersbourg et j'ai hâte d'arriver chez mon oncle…

      — Qui vous pressait d'y venir? Vous auriez mieux fait de rester dans votre coin, puisque vous en aviez un. Là, votre science ne vous servira de rien. Aucun oncle ne vous sauvera; vous êtes fichu. Chez eux, j'ai maigri en vingt-quatre heures. Vous ne me croyez pas? Je vois que vous ne croyez pas que j'ai maigri. Ce sera comme vous le voudrez, après tout!

      — Mais je vous crois; seulement, je ne puis encore comprendre, répondis-je, confus.

      — Bon! bon! mais moi, je ne te crois pas. Vous ne valez pas cher tous tant que vous êtes avec votre science et j'en ai assez de vous autres; j'en ai par-dessus la tête. Je me suis déjà rencontré avec vos Pétersbourgeois; ce sont des inutiles. Ils sont tous francs-maçons et propagent l'incrédulité; ils ont peur d'un verre de cognac, comme si ça pouvait faire du mal! Vous m'avez mis en colère, mon petit père, et je ne veux plus rien te raconter. Je ne suis pas payé pour te narrer des histoires et puis, je suis fatigué. On ne peut médire de tout le monde et, d'ailleurs, c'est péché. Ça n'empêche pas que Foma a fait perdre la tête au valet de chambre de votre oncle…

      — À leur place, intervint Grigori, j'aurais laissé ce Vidopliassov sous les verges jusqu'à ce que sa bêtise lui fût sortie de la tête!

      — Tais-toi! cria Bakhtchéiev; on ne te parle pas!

      — Vidopliassov! fis-je pour dire quelque chose Vidopliassov! quel drôle de nom!

      — Qu'a-t-il de si drôle? Vous vous étonnez facilement pour un savant!

      J'étais à bout de patience.

      — Pardon, lui dis-je, qu'avez-vous contre moi? Qu'est-ce que je vous ai fait? J'avoue que, depuis une demi-heure que je vous écoute, je ne comprends même pas ce dont il s'agit.

      — Tu as tort de t'offenser, mon petit père, répondit le bonhomme. Si je te parle ainsi, c'est que tu me plais. Ne faites pas attention à tout ce que je viens de dire à mon domestique; mon Grichka est une canaille, mais c'est pour cela que je l'aime. Je me perds par mon extrême sensibilité et c'est la faute de ce Foma! Je jure qu'il causera ma mort! Voilà deux heures que je reste au soleil grâce à lui. Je voulais, en attendant,