Les athlètes, ignorant encore dans quel ordre le sort les avait désignés pour combattre, se déshabillèrent, à l'exception de Lucius qui, devant entrer en lice le dernier, resta enveloppé de son manteau. Le proconsul appela les deux A; aussitôt les deux frères s'élancèrent du portique et se trouvèrent en face l'un de l'autre, la surprise leur arracha un cri auquel l'assemblée répondit par un murmure d'étonnement; puis ils restèrent un instant immobiles et hésitants. Mais ce moment n'eut que la durée d'un éclair, car ils se jetèrent aussitôt dans les bras l'un de l'autre; l'amphithéâtre éclata tout entier dans un unanime applaudissement, et, au bruit de cet hommage rendu à l'amour fraternel, les deux beaux jeunes gens se reculèrent en souriant pour laisser le champ libre à leurs rivaux, et, pareils à Castor et Pollux, appuyés au bras l'un de l'autre, d'acteurs qu'ils croyaient être, ils devinrent spectateurs.
Ceux qui devaient figurer les seconds se trouvèrent alors être les premiers; le Thébain et le Syracusain s'avancèrent donc à leur tour; le vainqueur d'ours et le dompteur de taureaux se mesurèrent des yeux, puis s'élancèrent l'un sur l'autre. Un instant, leurs deux corps réunis et emboîtés eurent l'aspect d'un tronc noueux et informe, capricieusement modelé par la nature, qui tout à coup roula déraciné comme par un coup de foudre. Pendant quelques secondes on ne put, au milieu de la poussière, rien distinguer, tant les chances paraissaient égales pour tous deux, et si rapidement chacun des athlètes se retrouvait tantôt dessus, tantôt dessous; enfin le Thébain finit par maintenir son genou sur la poitrine du Syracusain, et lui entourant la gorge de ses deux mains comme d'un anneau de fer, il le serra avec une telle violence que celui-ci fut obligé de lever la main, en signe qu'il s'avouait vaincu. Des applaudissements unanimes, qui prouvaient avec quel enthousiasme les Grecs assistaient à ce spectacle, saluèrent le dénouement de ce premier combat: et ce fut à leur bruit trois fois renaissant que le vainqueur vint se placer sous la loge du proconsul, et que son antagoniste, humilié, rentra sous le portique, d'où sortit aussitôt la dernière couple de combattants, qui se composait du Sybarite et de l'athlète.
Ce fut une chose curieuse à voir, lorsqu'ils eurent dépouillé leurs vêtements, et tandis que les esclaves les frottaient d'huile, que ces deux hommes d'une nature opposée et offrant les deux plus beaux types de l'antiquité, celui de l'Hercule et celui de l'Antinoüs: l'athlète avec ses cheveux courts et ses membres bruns et musculeux, le Sybarite avec ses longs anneaux ondoyants et son corps blanc et arrondi. Les Grecs, ces grands adorateurs de la beauté physique, ces religieux sectateurs de la forme, ces maîtres en toute perfection, laissèrent échapper un murmure d'admiration qui fit en même temps relever la tête aux deux adversaires. Leurs regards pleins d'orgueil se croisèrent comme deux éclairs, et, sans attendre ni l'un ni l'autre que cette opération préparatoire fût complètement achevée, ils s'arrachèrent aux mains de leurs esclaves et s'avancèrent au devant l'un de l'autre.
Arrivés à la distance de trois ou quatre pas, ils se regardèrent avec une nouvelle attention, et chacun sans doute reconnut dans son adversaire un rival digne de lui, car les yeux de l'un prirent l'expression de la défiance, et les yeux de l'autre celle de la ruse. Enfin, d'un mouvement spontané et pareil, ils se saisirent chacun par les bras, appuyèrent leurs fronts l'un contre l'autre, et, pareils à deux taureaux qui luttent, tentèrent le premier essai de leur force en essayant de se faire reculer. Mais tous deux restèrent debout et immobiles à leur place, pareils à des statues dont la vie ne serait indiquée que par le gonflement progressif des muscles qui semblaient prêts de se briser. Après une minute d'immobilité, tous deux se rejetèrent en arrière, secouant leurs têtes inondées de sueur, et respirant avec bruit, comme des plongeurs qui reviennent à la surface de l'eau.
Ce moment d'intervalle fut court; les deux ennemis en vinrent de nouveau aux mains, et cette fois ils se saisirent à bras le corps; mais, soit ignorance de ce genre de combat, soit conviction de sa force, le Sybarite donna l'avantage à son adversaire en se laissant saisir sous les bras; l'athlète l'enleva aussitôt, et lui fit perdre terre. Cependant, ployant sous le poids, il fit en chancelant trois pas en arrière, et, dans ce mouvement, le Sybarite étant parvenu à toucher le sol du pied, il reprit toutes ses forces, et l'athlète, déjà ébranlé, tomba dessous; mais à peine eut-on le temps de lui voir toucher le sol, qu'avec une force et une agilité surnaturelles il se retrouva debout, de sorte que le Sybarite ne se releva que le second.
Il n'y avait ni vainqueur ni vaincu; aussi les deux adversaires recommencèrent-ils la lutte avec un nouvel acharnement et au milieu d'un silence profond. On eût dit que les trente mille spectateurs étaient de pierre comme les degrés sur lesquels ils étaient assis. De temps en temps seulement, lorsque la fortune favorisait l'un des lutteurs, on entendait un murmure sourd et rapide s'échapper des poitrines, et un léger mouvement faisait onduler toute cette foule, comme des épis sur lesquels glisse un souffle d'air. Enfin, une seconde fois les lutteurs perdirent pied et roulèrent dans l'arène; mais cette fois ce fut l'athlète qui se trouva dessus: et cependant ce n'eût été qu'un faible avantage, s'il n'eût joint à sa force tous les principes d'adresse de son art. Grâce à eux, il maintint le Sybarite dans la position dont lui-même s'était si promptement tiré. Comme un serpent qui étouffe et broie sa proie avant de la dévorer, il entrelaça ses jambes et ses bras aux jambes et aux bras de son adversaire avec une telle habileté, qu'il parvint à suspendre tous ses mouvements; et alors, lui appuyant le front contre le front, il le contraignit de toucher la terre du derrière de la tête: ce qui équivalait pour les juges à l'aveu de la défaite. De grands cris retentirent, de grands applaudissements se firent entendre; mais, quoique vaincu, certes, le Sybarite put en prendre sa part. Sa défaite avait touché de si près à la victoire, que nul n'eut l'idée de lui en faire une honte; aussi se retira-t-il lentement sous le portique, sans rougeur et sans embarras, ayant perdu la couronne, et voilà tout.
Restaient donc deux vainqueurs, et Lucius qui n'avait pas lutté et devait lutter contre tous deux. Les yeux se tournèrent vers le Romain qui, calme et impassible pendant les combats précédents, les avait suivis du regard, appuyé contre une colonne et enveloppé de son manteau. C'est alors seulement qu'on remarqua sa figure douce et efféminée, ses longs cheveux blonds, et la légère barbe dorée qui lui couvrait à peine le bas du visage. Chacun sourit en voyant ce faible adversaire qui venait avec tant d'imprudence disputer la palme au vigoureux Thébain et à l'habile athlète. Lucius s'aperçut de ce sentiment général au murmure qui courait par toute l'assemblée; et, sans s'en inquiéter ni daigner y répondre, il fit quelques pas en avant et laissa tomber son manteau. Alors on vit, supportant cette tête apollonienne, un cou vigoureux et des épaules puissantes; et, chose plus bizarre encore, tout ce corps blanc, dont la peau eût fait honte à une jeune fille de Circassie, moucheté de taches brunes pareilles à celles qui couvrent la fourrure fauve de la panthère. Le Thébain regarda insoucieusement ce nouvel ennemi; mais l'athlète, visiblement étonné, recula de quelques pas. En ce moment Sporus parut et versa sur les épaules de son maître un flacon d'huile parfumée qu'il lui étendit par tout le corps à l'aide d'un morceau de pourpre.
C'était au Thébain à lutter le premier; il fit donc un pas vers Lucius, exprimant son impatience de ce que ses préparatifs duraient si longtemps; mais Lucius étendit la main, de l'air du commandement pour indiquer qu'il n'était pas prêt, et la voix du proconsul fit entendre aussitôt ce mot: Attends. Cependant le jeune Romain était couvert d'huile, et il ne lui restait plus qu'à se rouler dans la poussière du cirque, ainsi que c'était l'habitude de le faire; mais, au lieu de cela, il mit un genou en terre, et Sporus lui vida sur les épaules un sac rempli de sable recueilli sur les rives du Chrysorrhoas et qui était mêlé de paillettes d'or. Cette dernière préparation achevée, Lucius se releva et ouvrit les deux bras, en signe qu'il était prêt à lutter.
Le Thébain s'avança plein de confiance, et Lucius l'attendit avec tranquillité; mais à peine les mains rudes de son adversaire eurent-elles effleuré son épaule, qu'un éclair terrible passa dans ses yeux, et qu'il jeta un cri pareil à un rugissement. En même temps, il se laissa tomber sur un genou, et enveloppa de ses bras robustes les flancs du berger, au-dessous des côtes et au-dessus des hanches; puis, nouant en quelque sorte ses mains derrière