Il dormait quelquefois à l'ombre de sa lance,
Mais peu....
Je vous souhaite, moi, de dormir beaucoup à l'ombre de votre ramure, vous l'avez bien gagné après un si dur labeur.
Nous voici enfin face à face avec Lui, le vrai, l'unique, ce personnage incarné par la légende dans le type fascinant de don Juan,—l'Amant, pour l'appeler de son vrai et simple nom. Il y a deux sortes de traits à marquer dans cette figure:—ceux qui sont les siens aujourd'hui, comme ils l'étaient hier, comme ils le seront demain;—ceux qui datent, qui le constituent moderne et qui mériteront une méditation à part. Parmi les premiers de ces traits, il en est un très particulier,—mais on ne saurait trop y insister pour prouver combien l'amour est une force de la nature, incompréhensible et ingouvernable.—Le véritable homme à femmes est toujours aimé. Il l'est à quinze ans, et il s'appelle Chérubin. Il l'est à vingt, à trente, à quarante, et vous pouvez, suivant le cas, lui donner le nom de tous les jeunes premiers de tous les romans et de toutes les pièces. Il l'est sur le bord de la vieillesse, comme le baron Hulot. L'on en peut citer, entre autres exemples historiques, le premier Lauzun et Richelieu, ces deux héros de séduction de l'ancien régime. Ils furent bien réels, ceux-là, bien vivants, ils ne comptent point parmi les fantaisies des écrivains. Ce ne sont que deux types illustres de cette race Juanesque qui continue de se reproduire indéfiniment. Je me souviens d'avoir rencontré en Italie le prince Nicolas Wérékiew, un grand seigneur russe âgé d'au moins soixante ans qui aurait pu rivaliser avec ces deux célèbres vieillards. Il était blanc comme neige, avec de vagues reflets blonds qui doraient encore sa moustache, et il ne cherchait à dissimuler son âge par aucun artifice de toilette. Il faut ajouter qu'il n'avait pas perdu un pouce de sa taille de garde-noble, qu'il était mince et souple comme un jeune homme, que son rire montrait une rangée de dents très blanches, que ses yeux bleus y voyaient de tout près et de loin, sans aucune lunette, enfin qu'il donnait, même à son âge, l'impression d'un superbe animal humain. Sa première histoire datait de 1843,—elle fit assez de tapage à l'époque pour qu'il dût partir de Pétersbourg dans les vingt-quatre heures. Il avait été trouvé trop charmant en trop haut lieu. Je l'ai connu en 188-, à Pise, où l'avait appelé une mourante, la pauvre lady Florence Wadham, que je vois toujours, avec son idéal visage de poitrinaire blonde. Elle avait vingt-cinq ans, se savait condamnée, et elle n'avait pas voulu partir sans dire adieu au seul homme qu'elle eût jamais aimé. Il n'y avait pas huit jours que le prince était à Pise, et la marquise Branciforte y débarquait. C'était la maîtresse actuelle, une des plus belles Italiennes que j'aie rencontrées, le profil d'une médaille de Syracuse, avec des yeux noyés, une pâleur ambrée, une chevelure d'un noir mat et la stature d'une déesse. Folle de jalousie, elle venait se convaincre que sa rivale était bien mourante, et le prince n'éprouvait pas le moindre embarras entre ces deux femmes qui n'auraient pas osé se plaindre devant lui, ni l'une ni l'autre, de peur de lui déplaire. Il ne semblait pas soupçonner lui-même l'immoralité de sa propre conduite, ni qu'il était marié, quelque part, en Europe, ni que son fils aîné devait bien avoir trente ans. Mais c'est là un second trait de l'homme d'amour. Il ignore tout scrupule quand il s'agit d'aimer et d'être aimé. S'il est dans une carrière quelconque, il sera toujours prêt à sacrifier ses devoirs et ses intérêts à un rendez-vous avec la reine du moment. Il fera comme ce sous-officier qui, l'année dernière, offrait à un ministre étranger de lui vendre le secret de fabrication d'un nouveau fusil pour donner des bijoux à sa maîtresse. Il lui arrivera, comme à mon camarade André Mareuil, de bouleverser une situation acquise et tout son avenir pour une femme rencontrée il y a cinq minutes. André était chroniqueur dans un journal du boulevard,—ci quinze cents francs par mois pour deux articles par semaine. Il tenait le courrier dramatique dans une autre feuille,—ci huit cents francs. Il y avait seize mois déjà que durait cette situation, et André, que nous avions vu autrefois si fou, couvert de dettes, saisi, affolé de désordre, nous semblait définitivement classé parmi les bons ouvriers de lettres qui acceptent la copie comme un métier et se font une vie aussi facile que sûre. Le directeur de son premier journal le prie d'aller, pour un article à sensation, causer avec une célèbre Impure qui revenait d'Egypte. Elle pouvait donner quelques détails intéressants sur un personnage politique alors en vedette. André arrive chez la dame. Il dînait à sept heures avec deux confrères, puis tous les trois se rendaient à une première des Français. Quatre heures sonnaient. Notre ami dit à son fiacre de l'attendre. Une demi-heure de conversation,—une heure et demie pour la chronique,—le reste pour s'habiller et passer au journal, puis du journal chez lui. Ses minutes étaient comptées. On l'introduit dans un salon encore garni de ses housses, les murs presque nus. La maîtresse de la maison paraît. Ces deux êtres reçoivent à la fois le coup de foudre. André oublie son fiacre, son dîner, son article, la première représentation. Il envoie prendre, dans l'hôtel où il occupait un appartement, une valise, quelques chemises, un costume; et il part, le soir même, pour une campagne que la dame possédait près