La Force. Paul Adam. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Paul Adam
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066083359
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      —Joue, cria Bernard… et il attendit la meilleure portée.

      Vingt-quatre carabines restèrent horizontales sous les casques inclinés. Les sabres nus pendaient par la dragonne aux poings. Les chevaux soufflèrent en s'ébrouant. Les faits se substituèrent aux réflexions; ils apparurent dans le geste du vieil officier autrichien, assurant les rênes en sa main, dans les lueurs des boutons de cuivre aux plastrons amarante, dans les mouvements des lances basses et de leurs banderoles.

      Seul, un chien claqua, celui de Pitouët, puis un, celui de Cahujac, ensuite, un à un, ceux des Marseillais. Pied-de-Jacinthe jura plus fort que le bruit.

      —Feu! jeta Bernard pour obéir aux premiers tireurs.

      Les Alsaciens et les Tourangeaux lâchèrent la salve. Deux montures de chevau-légers s'écroulèrent. Un Gascon lancé par dessus vint tomber contre Ulbach, les mains en avant; puis s'agenouilla pour se relever. Mais à l'ordre, les dragons firent avancer leurs bêtes, et l'homme bousculé par celle d'Ulbach hurla comme un chien que l'on fouette.

      Héricourt éperonna. Il n'eut plus le temps de voir le reste de l'escadron. Les soldats, muets, assuraient leurs armes Pitouët cependant tourna la tête et cria de prendre garde, en même temps que de sa lame abattue il souffletait la schapska la plus proche. Un Tourangeau fut couché en arrière sur la croupe de son cheval par une lance dont le bois fléchit. Après, ce fut un trou rouge au corps du dragon beuglant qui battit l'air de ses mains folles. Un tourbillon de diables verts plastronnes d'amarante surgit de partout sur de petits chevaux vifs; les lances passèrent entre les dragons. Les Alsaciens les coupaient par grands coups de taille.

      En une seconde, le pays et le ciel disparurent derrière les masques ennemis, leurs narines frémissantes, leurs bouches tordues pour hurler en allemand, la forêt des lances droites qui renforcèrent le passage des lances couchées, qui traversèrent les groupes du peloton, les cris, les ruades, les estocades, les commandements clamés par le vieux Pied-de-Jacinthe, droit sur l'étrier. Bernard les répétait de toute sa force, inconscient. «Dragons, taillez les lances!—Dragons, sabrez les lances!—À toi, Cahujac, derrière!—Crève le cheval, Pitouët! Le cheval!…—Dragons, sabrez les lances.—Dragons, sabrez à droite…—Dragons, sabrez à gauche!—Dragons, taillez les lances!—Ralliement!…» Menace pointue des fers enveloppés de drap jaune. Claques des pistolets. Chocs des chevaux. Et la bride coupe la paume de la main crispée. L'ouragan passe avec ses têtes fantastiques, ses yeux d'épouvante, sous les schapskas ses corps ramassés, derrière la protection des lances immuables…

      Bernard n'eut pas le loisir de penser. Vit-il réellement le moulinet magnifique qu'exécutèrent les Gascons, auréolés des lueurs des lames. Admira-t-il la colère calme des Flamands sur leurs bêtes tenues en arrêt, et qui reçurent l'ennemi par de grands gestes de mort haut levés, coupant les épaules vertes, balafrant de l'oreille à la bouche les visages adversaires? Entouré des Alsaciens qui sapaient le milieu des bras gênés par la longueur des lances, Héricourt imagina seulement de crier qu'on ouvrît les rangs pour laisser fuir l'élan du galop, afin qu'on se reformât derrière le passage de l'ennemi. Là était son devoir, l'œuvre de son caractère. Il se contraignit à ne point connaître autre chose de cet instant tumultueux, sauf le péril d'une lance accourue qu'il évita en creusant la hanche, en levant le sabre rabattu tout de même sur une queue de cheveux blonds soudain tranchée, tandis que l'homme, instinctivement rejetait en arrière la tête et serrait ses vertes épaules couvertes d'une rosée sanglante. «Ralliement!» ne cessa de crier Bernard. Vers sa lame haute, les crinières des casques et les caracoles des chevaux s'agrégèrent, se bousculèrent, s'immobilisèrent. «Chargez vos armes!»

      Jusque les buissons, déjà, où ils se rassemblaient assez mal, les diables verts poursuivaient leur fuite, qui tournant l'obstacle, qui le sautant, qui arrêtant net sa monture. Leurs blessés glissèrent de selle, pour souffrir étendus.

      Tout de suite Bernard voulut rejoindre l'escadron. Il ne l'aperçut pas, il n'entendit plus le canon aussi près: cela tonnait loin. Au-delà du pli de terrain, comme pour atteindre la charge des deux régiments, les chevau-légers se hâtèrent de disparaître, insoucieux de leurs blessés à terre, de leurs camarades démontés qui ressurgirent, épars, dans l'embarras de leurs fourreaux.

      Bien que le sang échappé d'une fêlure au sourcil pût interrompre les mots de Pitouët, bien que le Tourangeau percé par la lance continuât de blêmir, la bouche en hoquets, contre terre, les dragons jouissaient à l'aise de se voir exempts de blessures et de n'avoir qu'à frotter leurs jambes meurtries par les chocs. Ils parlaient ensemble, tout en bourrant la cartouche au fond de la carabine.

      «—Où sont-ils?—Ils viennent de sauter le buisson.—Ils se sauvent.—Les autres pelotons les auront pris en flanc.—J'ai entendu les nôtres tirer dessus.—Moi, pas.—Ni moi.—Moi, si.—D'abord, c'était la manœuvre de notre escadron.—Certainement.—Taisez-vous donc, ils ont enlevé tous les pelotons, excepté le nôtre.—Ils étaient vingt contre un.—Mais où courent-ils, bougre d'idiot?—Pardié, ils courent sur le dos de notre régiment pour prendre la charge à revers.—Vont-ils revenir?—Mais non.—Tu vas voir.—Tu peux t'apprêter.—Et le général?—Ils l'auraient enlevé?—Tu veux rire.—Ça ne se laisse pas enlever comme ça, un général, c'est bon pour nous de rester là. Les panaches ça se met à l'abri, d'abord.—Qui a entendu les pelotons tirer.—Moi.—Toi!… Veux-tu te taire, j'étais à côté; je n'ai rien entendu.—Voyons, renfilez les baguettes.—Personne n'a perdu sa pierre?—Non, brigadier.—Regarde le pauvre diable qui souffle.—Il ne fera plus ses farces.—Comment a-t-il reçu ça?—J'ai vu la lance arriver, mon pays! Moi je faisais le moulinet, contre un roussot qui voulait me lâcher son pistolet dans la figure. Pan! Un coup de taille et le pistolet claque dans les oreilles de son cheval qui saute en l'air; je l'ai échappé belle.—Moi je lui ai coupé la hampe net, comme avec la serpe! Ah! il avait l'air nigaud, en regardant ce qui lui restait de bois!—Moi, j'ai crevé deux chevaux. Tiens, celui-là qui se tire de dessous le grison, c'est mon homme.—Qui t'a fait ça, Pitouët?—Je sais pas, je n'ai senti qu'après.—Ça saigne.—T'auras un bleu.—Allons! silence.—Rassemblez les rênes.—Quatre hommes de gauche, sortez.—Quoi, Tourangeau, t'as plus peur.—Peuh!—Silence, fils de salopes! Qu'on vous dit!—T'as perdu ton sabre, toi, mauvais bougre! Nondain, relève ton copain, défais-lui le ceinturon… Cavaliers, en fourrageurs!…»

      Héricourt tâchait de se reprendre à la bizarre ivresse où depuis une heure chantait son cerveau. Les faits immédiats de l'aventure se reproduisaient à sa mémoire par mille images successives qui l'empêchaient de réfléchir. Semblables à lui, les soldats contaient une chose, une autre; ils élargissaient leurs cols, ils étanchaient la sueur, ils retroussaient leurs manches, ils frottaient leurs contusions, ils exagéraient des prouesses. Pied-de-Jacinthe ne put les obliger à se taire, ni obtenir de savoir si les autres pelotons avaient tiré contre l'ennemi.

      «Mon petit frère!» pensa Bernard. Non, Augustin n'avait pas encore vu le feu. Le lieutenant devait un ordre à ces dragons fébriles, isolés dans une sorte de prairie close de buissons. Il prêta l'oreille. Plus de fusillade. Une rumeur grandissait des fonds, vers la ville. «Marcher au canon!» répéta la mémoire de l'officier. À ce moment, un feu de file déchira l'étoffe de l'air. Des cris répondirent. Pied-de-Jacinthe estima que le peloton, peut-être tout l'escadron, se trouvaient cernés, et qu'il allait falloir mettre bas les armes. Bernard eût soutenu que les chevau-légers, ayant franchi son flanc-garde de dragons, ralliaient l'infanterie autrichienne, heureux de n'être plus coupés de la ville. Tous deux convinrent d'envoyer les gens calmes au-delà du buisson. Héricourt les suivrait. Il appréhenda de revoir l'officier des Impériaux qui avait, à la tête de sa troupe, percé le peloton, laissant à terre l'agonie du Tourangeau, puis du sang sur les visages, sur les mains, de la folié bavarde sur les bouches; ce vieillard maigre, dont l'œil férocement malin chatouillait de sa lueur les côtes menacées en outre par la pointe de son arme. Corbehem, Flahaut partirent à la découverte. La grande clameur continuait vers la ville.

      Le casque pesait à la tête de Bernard. Il se raffermit en selle et se blâma