L'Immortel. Alphonse Daudet. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Alphonse Daudet
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066089313
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maître?» cria Paul Astier tout en filant vers la chambre de sa mère. L'académicien ne répondit pas. Cette ironie de son fils l'appelant: Maître, cher maître,... pour moquer ce titre dont on le flattait généralement, le choquait toujours.

      «Qu'on fasse monter M. Fage dès qu'il viendra, dit-il sans s'adresser directement au frotteur.

      —Oui, meuchieu Achtier...» Et le tonnerre recommença à ébranler la maison.

      «Bonjour, m'man...

      —Tiens! c'est Paul. Entre donc... Prenez garde aux plissés, Corentine.»

      Madame Astier passait une jupe devant la glace; longue, mince, encore bien, malgré la fatigue des traits et d'une peau trop fine. Sans bouger, elle lui tendit sa joue veloutée de poudre qu'il frôla de sa barbe en pointe blonde, aussi peu démonstratifs l'un que l'autre.

      «Est-ce que M. Paul déjeune?» demanda Corentine, une forte paysanne à teint huileux, couturé de petite vérole, assise sur le tapis comme une pastoure au pré, en train de raccommoder le bas de la jupe de sa maîtresse, une loque noire; le ton, l'attitude, trahissaient la grande familiarité dans la maison de la bonne à tout faire mal rétribuée.

      Non, Paul ne déjeunait pas. On l'attendait. Il avait son boghey en bas: venu seulement pour dire un mot à sa mère.

      «Ta nouvelle charrette anglaise?... Voyons!»

      Mme Astier s'approcha de la fenêtre ouverte, écarta un peu les persiennes toutes rayées d'une belle lumière de mai, juste assez pour voir le fringant petit attelage étincelant de cuir neuf et de sapin verni, et le domestique en livrée fraîche, debout à la tête du cheval qu'il maintenait.

      «Oh! madame, que c'est beau!... murmura Corentine qui regardait aussi; comme M. Paul doit être mignon, là-dedans.»

      La mère rayonnait. Mais des fenêtres s'ouvraient en face, du monde s'arrêtait devant l'équipage qui mettait tout ce bout de la rue de Beaune en rumeur, et, la servante congédiée, Mme Astier, assise au bord d'une chaise longue, acheva de repriser sa jupe elle-même, attendant de savoir ce que son fils avait à lui dire, s'en doutant bien un peu, quoiqu'elle parût tout attentionnée à sa couture. Paul Astier, renversé dans un fauteuil, ne parlait pas non plus, jouait avec un éventail d'ivoire, une vieillerie qu'il connaissait à sa mère depuis qu'il était né. A les voir ainsi, leur ressemblance frappait: la même chair créole rosée sur un léger bistre, la même taille souple, l'oeil gris impénétrable, et dans les deux visages une tare légère, à peine visible, le nez fin, un peu dévié, donnant l'expression narquoise, quelque chose de pas sûr. Silencieux, ils se guettaient, s'attendaient, avec la brosse de Teyssèdre au lointain.

      «Gentil, tout ça...», fit Paul.

      Sa mère leva la tête:

      «Ça, quoi?»

      Du bout de l'éventail, d'un geste d'atelier il indiquait les bras nus, le dessin des épaules tombantes sous un corsage de fine batiste. Elle se mit à rire:

      «Oui, mais il y a ça...» Elle montrait son cou très long où des craquelures marquaient l'âge de la femme. «Oh! et puis...» Elle pensa: «Qu'est-ce que ça fait, puisque tu es beau...» mais ne le dit pas. Cette parleuse renommée, rompue à tous les papotages, à tous les mensonges de société, experte à tout dire ou faire entendre, restait sans expression pour le seul sentiment véritable qu'elle eût jamais ressenti.

      En réalité, Mme Astier n'était pas de celles qui ne peuvent se décider à vieillir. Longtemps avant l'heure du couvre-feu, peut-être aussi n'y avait-il jamais eu grand feu chez elle, toute sa coquetterie, tout son désir féminin de conquérir et de séduire, ses ambitions glorieuses, élégantes ou mondaines, elle les avait mises dans son fils, ce grand joli garçon de vingt-huit ans, à la tenue correcte de l'artiste moderne, la barbe légère, les cheveux ras au front, et dans l'allure, l'encolure, cette grâce militaire, que le volontariat laisse à la jeunesse de maintenant.

      «Ton premier est-il loué? demanda enfin la mère.

      —Ah oui! loué!... pas un chat! les écriteaux, les annonces, rien n'y fait... Comme disait Védrine à son exposition particulière: Je ne sais pas ce qu'ils ont, ils ne viennent pas.»

      Il se mit à rire doucement; il voyait la belle fierté paisible et convaincue de Védrine au milieu de ses émaux, de ses sculptures, s'étonnant sans colère de l'abstention du public. Mais Mme Astier ne riait pas: ce premier superbe vacant depuis deux ans!... Rue Fortuny? un quartier magnifique, une maison style Louis XII... bâtie par son fils, enfin!... Qu'est-ce qu'ils demandaient donc?... Eux, ils, probablement les mêmes qui n'allaient pas chez Védrine... Et cassant entre ses dents le fil de sa couture:

      «C'est pourtant une bonne affaire!

      —Excellente, mais il faudrait de l'argent pour la soutenir...» Le Crédit Foncier prenait tout... puis, les entrepreneurs qui lui tombaient sur le dos... 10,000 francs de menuiserie à payer à la fin du mois, dont il n'avait pas le premier louis.

      La mère, qui passait son corsage devant la glace, pâlit et se vit pâlir. Frisson de duel quand l'arme en face se lève et vous vise.

      «Tu as touché la restauration de Mousseaux?

      —Mousseaux! Il y a beau temps.

      —Et le tombeau des Rosen?

      —Toujours là... Védrine n'en finit pas avec sa statue.

      —Aussi pourquoi Védrine? ton père te l'avait bien dit...

      —Oui, je sais... C'est leur bête noire, à l'Institut...»

      Il se leva, s'agitant par la chambre:

      «Tu me connais, voyons! Je suis un homme pratique... Si j'ai pris celui-là pour ma figure, probable que j'avais mon idée.»

      Et brusquement retourné vers sa mère:

      «Tu ne les as pas, toi, mes dix mille francs?»

      Voilà ce qu'elle attendait depuis qu'il était entré; il ne venait jamais la voir que pour cela.

      «Dix mille francs?... Comment veux-tu?...»

      Sans parler davantage, le navrement de la bouche et du regard signifiait clairement ceci: «Tu sais bien que je t'ai tout donné, que je m'habille de mise-bas, que je ne me suis pas acheté un chapeau depuis trois ans, que Corentine lave mon linge à la cuisine tellement je rougirais de donner ces friperies à la blanchisseuse; et tu sais aussi que la pire misère, c'est encore de te refuser ce que tu demandes. Alors, pourquoi le demandes-tu?» Et cette objurgation muette de sa mère était si éloquente que Paul Astier y répondit tout haut:

      «Bien sûr, ce n'est pas à toi que je songeais... Toi, parbleu! si tu les avais...» Puis avec son air de blague froide:

      «Mais, le maître, là-haut... Peut-être que tu obtiendrais... Tu sais si bien le prendre!

      —Plus maintenant, c'est fini.

      —Mais pourtant, il travaille, ses livres se vendent, vous ne dépensez rien...»

      Il inspectait, dans le demi-jour, la détresse de ce vieil ameublement, rideaux passés, tapis râpés, non renouvelés depuis trente ans, depuis leur mariage. Où passait donc tout son argent? «Ah ça!... est-ce que par hasard l'auteur de mes jours ferait la vie!...» C'était si énorme, si invraisemblable, Léonard Astier-Réhu faisant la vie, que sa femme ne put s'empêcher de rire à travers sa tristesse. Non, pour cela, elle pensait qu'on pouvait être tranquille: «Seulement, que veux-tu? il se cache, il se méfie... le paysan terre ses sous, nous lui en avons trop fait.» Ils parlaient tout bas, en complices, les yeux sur le tapis.

      «Et bon papa? fit Paul sans conviction, si tu essayais?...

      —Bon papa? tu es fou!...»

      Il le connaissait pourtant bien, le vieux Réhu et son égoïsme farouche de quasi-centenaire qui les eût tous regardés mourir plutôt que de