—Capitaine, lui dit-il, je crois qu'il ne serait pas prudent d'aller manger le déjeuner que nous avions commandé; recevez donc tous mes remerciements pour le coup de main que vous m'avez donné, et, en souvenir de moi, comme vous êtes à pied, à ce qu'il me paraît, veuillez accepter un de mes deux chevaux. Vous pouvez prendre au hasard: ce sont de bonnes bêtes; la plus mauvaise des deux ne vous laissera pas dans l'embarras quand vous n'aurez besoin que de lui faire faire huit à dix lieues en une heure.
—Ma foi! chevalier, répondit le capitaine en jetant de côté un regard sur le cheval qui lui était offert si généreusement, il ne fallait rien pour cela; entre gentilshommes, le sang et la bourse sont choses qui se prêtent tous les jours. Mais vous faites les choses de si bonne grâce que je ne saurais vous refuser. Si vous aviez jamais besoin de moi pour quelque chose que ce fût, souvenez-vous, en revanche, que je suis à votre service.
—Et le cas échéant, monsieur, où vous retrouverai-je? demanda en souriant d'Harmental.
—Je n'ai pas de domicile bien arrêté, chevalier; mais vous aurez toujours de mes nouvelles en allant chez la Fillon, en demandant la Normande, et en vous informant à elle du capitaine Roquefinette.
Et comme les deux jeunes gens remontaient chacun sur son cheval le capitaine en fit autant, non sans remarquer en lui-même que le chevalier d'Harmental lui avait laissé le plus beau des trois.
Alors, comme ils étaient près d'un carrefour, chacun prit sa route et s'éloigna au grand galop.
Le baron de Valef rentra par la barrière de Passy et se rendit droit à l'Arsenal, prit les commissions de la duchesse du Maine, de la maison de laquelle il était, et partit le même jour pour l'Espagne.
Le capitaine Roquefinette fit trois ou quatre tours au pas, au trot et au galop dans le bois de Boulogne, afin d'apprécier les différentes qualités de sa monture, et ayant reconnu que c'était, comme l'avait dit le chevalier, un animal de belle et bonne race, il revint fort satisfait chez maître Durand, où il mangea à lui seul le déjeuner qui était commandé pour trois.
Le même jour, il conduisit son cheval au marché aux chevaux, et le vendit soixante louis. C'était la moitié de ce qu'il valait, mais il faut savoir faire des sacrifices quand on veut réaliser promptement.
Quant au chevalier d'Harmental, il prit l'allée de la Muette, regagna Paris par la grande avenue des Champs-Élysées, et trouva en rentrant chez lui, rue de Richelieu, deux lettres qui l'attendaient.
L'une de ces deux lettres était d'une écriture si bien connue à lui qu'il tressaillit de tout son corps en la regardant, et qu'après y avoir porté la main avec la même hésitation que s'il allait toucher un charbon ardent, il l'ouvrit avec un tremblement qui décelait l'importance qu'il y attachait. Elle contenait ce qui suit:
«Mon cher chevalier,
On n'est pas maître de son cœur, vous le savez, et c'est une des misères de notre nature que de ne pouvoir longtemps aimer ni la même personne ni la même chose. Quant à moi je veux au moins avoir sur les autres femmes le mérite de ne pas tromper celui qui a été mon amant. Ne venez donc pas à votre heure accoutumée car on vous dirait que je n'y suis pas, et je suis si bonne que je ne voudrais pas risquer l'âme d'un valet ou d'une femme de chambre en leur faisant faire un si gros mensonge.
Adieu, mon cher chevalier; ne gardez point de moi un trop mauvais souvenir, et faites que je pense encore de vous dans dix ans ce que j'en pense à cette heure, c'est-à-dire que vous êtes un des plus galants gentilshommes de France.
Sophie d'Averne.»
—Mordieu! s'écria d'Harmental en frappant du poing sur une charmante table de Boulle qu'il mit en morceaux, si j'avais tué ce pauvre Lafare, je ne m'en serais consolé de ma vie!
Après cette explosion, qui le soulagea quelque peu, le chevalier se mit à marcher de sa porte à sa fenêtre d'un air qui prouvait que le pauvre garçon avait encore besoin de quelques déceptions de ce genre pour être à la hauteur de la morale philosophique que lui prêchait la belle infidèle. Puis, après quelques tours, il aperçut à terre la seconde lettre, qu'il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois encore il passa près d'elle en la regardant avec une superbe indifférence; enfin, comme il pensa qu'elle ferait peut-être diversion à la première il la ramassa dédaigneusement, l'ouvrit avec lenteur, regarda l'écriture, qui lui était inconnue, chercha la signature, qui était absente, et, ramené par cet air de mystère à quelque curiosité, il lut ce qui suit:
«Chevalier,
Si vous avez dans l'esprit le quart du romanesque et dans le cœur la moitié du courage que vos amis prétendent y reconnaître, on est prêt à vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera à la fois de vous venger de l'homme que vous détestez le plus au monde et de vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus beaux rêves, vous n'avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie qui doit vous mener par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous fier entièrement, vous attendra ce soir, de minuit à deux heures, au bal de l'Opéra. Si vous y venez sans masque, il ira à vous; si vous y venez masqué, vous le reconnaîtrez à un ruban violet qu'il portera sur l'épaule gauche. Le mot d'ordre est: Sésame, ouvre-toi! Prononcez-le hardiment, et vous verrez s'ouvrir une caverne bien autrement merveilleuse que celle d'Ali-Baba.»
—À la bonne heure! dit d'Harmental; et si le génie au ruban violet tient seulement la moitié de sa promesse, ma foi! il a trouvé son homme!
Chapitre 3
Le chevalier Raoul d'Harmental, avec qui, avant de passer outre, il est nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance, était l'unique rejeton d'une des meilleures familles du Nivernais. Quoique cette famille n'eût jamais joué un rôle important dans l'histoire, elle ne manquait pas cependant d'une certaine illustration, qu'elle avait acquise, soit par elle-même, soit par ses alliances. Ainsi, le père du chevalier, le sire Gaston d'Harmental, étant venu en 1682 à Paris, et ayant eu la fantaisie de monter dans les carrosses du roi, avait fait, haut la main, ses preuves de 1399, opération héraldique qui, s'il faut en croire un mémoire du parlement, aurait fort embarrassé plus d'un duc et pair. D'un autre côté, son oncle maternel, monsieur de Torigny, ayant été nommé chevalier de l'Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en faisant reconnaître ses seize quartiers que le plus beau de son visage, comme on le disait alors, était fait des d'Harmental, avec qui ses ancêtres étaient en alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez pour satisfaire aux exigences aristocratiques de l'époque sur laquelle nous écrivons.
Le chevalier n'était ni pauvre ni riche, c'est-à-dire que son père en mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers, laquelle lui rapportait quelque chose comme vingt-cinq ou trente mille livres de rente.
C'était de quoi vivre fort grandement dans sa province; mais le chevalier avait reçu une excellente éducation, et il se sentait une grande ambition dans le cœur; il avait donc, à sa majorité, c'est-à-dire vers 1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.
Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il comptait fort pour le mettre en cour. Malheureusement, à cette époque, le comte de Torigny n'y était pas lui-même. Mais comme il se souvenait toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l'avons dit, de la famille d'Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de Villarceaux, et le chevalier de Villarceaux qui n'avait rien à refuser à son ami le comte de Torigny, conduisit le jeune homme chez madame de Maintenon.
Madame de Maintenon avait une qualité: c'était d'être restée l'amie de ses anciens amants. Elle reçut parfaitement le chevalier d'Harmental, grâce aux vieux souvenirs qui le recommandaient auprès d'elle, et quelques jours après le maréchal de Villars étant venu lui faire sa cour, elle lui dit quelques mots si