»Ils courront comme de vaillants soldats, ils monteront sur les murs comme des hommes de guerre; ils marcheront serrés dans leurs rangs, sans que jamais ils quittent leur route.
»Ils ne se presseront point les uns les autres; chacun gardera la place qui lui a été marquée; ils se glisseront par les moindres ouvertures, sans avoir besoin de rien abattre.
»Ils pénétreront dans les villes; ils courront sur les remparts; ils monteront jusqu'au haut des maisons, et ils entreront par les fenêtres comme un voleur.
»La terre tremblera devant eux, les cieux seront ébranlés, le soleil et la lune seront obscurcis, et on ne verra plus l'éclat des étoiles.»
L'ignorant Swartboy lui-même fut frappé de la beauté poétique de cette description; mais, tout en admirant les inspirations de Joel, il voulut aussi dire son mot sur les sauterelles.
—Le Bosjesman ne craint pas les sauterelles. Il n'a ni jardin, ni maïs, ni sarrasin, ni rien que les sauterelles puissent manger. Ce sont elles qui sont mangées par le Bosjesman, et il s'en engraisse. Toutes les créatures mangent de même les sauterelles; toutes deviennent grasses pendant la saison des sauterelles. Vivent les sauterelles!
Les observations de Swartboy étaient assez justes. Les criquets émigrants servent de nourriture à presque tous les animaux connus du sud de l'Afrique. Non-seulement les carnivores s'en repaissent avec plaisir, mais encore elles sont la proie des antilopes, des lions, des chacals, des perdrix, des poules de Guinée, des outardes, et, ce qui est étrange, du géant des bois africains, du monstrueux éléphant. Tous ces animaux entreprennent de longs voyages à la suite des insectes voyageurs, dont les moutons, les chevaux, les chiens, les poules sont également avides.
Chose plus étrange encore! les locustes se mangent entre elles. Qu'une d'elles soit blessée et fasse obstacle à la marche, les autres se jettent immédiatement sur la malheureuse et s'en rassasient!
Les peuplades indigènes, Hottentots, Bosjesmans, Damaras, grands et petits Namaquas, font subir aux sauterelles une préparation culinaire qui n'est pas exempte de raffinement. Swartboy passa la soirée à faire cuire celles qu'il avait ramassées. Il mit dans une marmite une très petite quantité d'eau, et laissa mijoter ses insectes à la vapeur pendant deux heures consécutives. Il les retira, les mit sécher et les secoua dans une poêle jusqu'à ce que les pattes et les ailes fussent détachées des corps. Il ne restait plus qu'à les vanner. Les grosses lèvres du Bosjesman soufflèrent tant et si bien que les ailes et les pattes s'envolèrent.
Les sauterelles étaient bonnes à manger. Il ne fallait plus qu'un peu de sel pour les rendre plus savoureuses. Tous les assistants s'en régalèrent, et les enfants leur trouvèrent un excellent goût. Beaucoup de personnes considèrent les locustes ainsi préparées comme préférables aux crevettes.
Quelquefois, quand elles sont parfaitement sèches, on les broie en y ajoutant de l'eau, et l'on en fait une espèce de bouillie. Une fois desséchées, elles se gardent pendant longtemps, et forment souvent la base de l'alimentation des pauvres indigènes pendant toute une saison.
Un grand nombre de tribus, principalement celles qui ne s'adonnent pas à l'agriculture, accueillent avec joie l'apparition des sauterelles. Ils sortent de leurs villages avec des sacs et des bœufs de somme, pour ramasser la manne que le ciel leur envoie, et ils en récoltent d'immenses monceaux qu'ils emmagasinent comme du grain.
L'entretien roula sur ces détails jusqu'à l'heure du repos. Le porte-drapeau retourna observer le vent; puis la porte du kraal fut fermée et toute la famille s'endormit.
CHAPITRE V.
LE LENDEMAIN
Le porte-drapeau eut un sommeil agité. Il rêva de locustes, de criquets, de sauterelles, de toute sorte d'insectes aux longues pattes et aux yeux à fleur de tête.
Il fut heureux de voir le premier rayon de lumière pénétrer par la petite fenêtre de sa chambre.
Il sauta en bas de son lit, prit à peine le temps de s'habillier; et sortit à la hâte. Les ténèbres luttaient encore avec les clartés, mais il n'avait pas besoin de jour pour voir le vent, pour agiter une plume ou tendre son chapeau.
La réalité était, hélas! trop évidente.
Une forte brise s'était élevée, et soufflait de l'ouest!
Eperdu, Von Bloom courut plus loin pour être plus sûr de son fait. Quand il fut hors de l'enceinte qui entourait le kraal et le jardin, il s'arrêta et fit une nouvelle expérience qui malheureusement confirma la première.
La brise venait directement de l'ouest, et lui amenait les sauterelles. Il sentait les exhalaisons des odieux insectes.
Le doute n'était plus possible.
Von Bloom, au désespoir, certain de ne pouvoir échapper à la terrible visitation, rentra chez lui, et donna ordre de serrer avec soin dans les armoires le linge, les hardes, les vêtements de la maison.
Les sauterelles auraient pu les dévorer, car elles ne sont pas difficiles. Tous les végétaux leur conviennent; les feuilles amères du tabac sont autant de leur goût que les tiges succulentes du maïs! elles mangent la toile, le coton, la flanelle même, tout aussi bien que les tendres bourgeons des plantes. Les pierres, le fer, le bois dur, sont à peu près les seuls objets qui échappent à la dent de ces intrépides gastronomes.
Von Bloom avait entendu parler de leur voracité; Hans en avait lu des récits; Swartboy la connaissait par expérience. En conséquence, tout ce qu'elles pouvaient détruire fut serré avec soin.
On déjeuna en silence; l'abattement qui se peignait sur les traits du chef de la famille se communiquait à tous. Quel changement en quelques heures! La veille encore, le porte-drapeau et les siens jouissaient d'un bonheur sans mélange.
Il restait pourtant un faible espoir. S'il pleuvait, si le temps se refroidissait, les sauterelles n'auraient pas la force de reprendre leur vol; et avant le retour de la chaleur et de la sécheresse il pouvait y avoir une saute de vent. Plaise à Dieu que le ciel se couvre de nuages, que la température s'abaisse, que la pluie tombe par torrents.
Vœux superflus! vaine espérance! le soleil se leva dans toute sa splendeur africaine, et les rayons qu'il dardait sur l'armée endormie la rendirent à la vie et à l'activité. Les locustes se mirent à ramper, à sautiller, et comme si elles eussent obéi à un même signal, elles montèrent par myriades dans les airs.
La brise les poussait du côté des plants de maïs condamnés.
Cinq minutes après avoir pris leur essor, elles s'abattaient sur le kraal, et couvraient les champs d'alentour. Leur vol était lent; elles descendaient doucement, et présentaient aux yeux des spectateurs placés au-dessus, l'aspect d'une neige noire, tombant à gros flocons. Au bout de quelques instants, le sol disparut; les tiges de maïs, les plantes, les buissons, les herbes des pâturages furent bientôt chargés d'épaisses pelotes d'insectes; et comme le gros de leur armée passait à l'est de la maison, le disque du soleil fut caché par eux comme par une éclipse!
Ils étaient disposés en échelons. Les bataillons placés à l'arrière volaient à l'avant-garde; puis s'arrêtaient pour manger. Ils étaient ensuite guidés par d'autres qui passaient par-dessus leurs têtes. Le bruit produit par leurs ailes ressemblait à celui d'une roue hydraulique, ou d'une forte brise à travers les forêts.
Le passage dura deux heures. Pendant ce temps, Von Bloom et sa famille restèrent presque constamment enfermés, les portes et les fenêtres fermées, pour éviter cette pluie vivante qui fouette souvent les joues de manière à causer une sensation douloureuse. En outre, il leur était désagréable d'écraser sous leurs pieds la masse d'insectes qui jonchait le sol.