Eurymaque, fils de Polybe, dit alors:
—Les dieux seuls connaissent celui qui régnera sur Ithaque, pour toi, gouverne tes biens, personne ne songe à te dépouiller. Mais dis-moi, quel est cet étranger, que voulait-il? T'apportait-il des nouvelles de ton père? Et pourquoi est-il parti sans se faire connaître?
Le prudent Télémaque répondit:
—Eurymaque, je n'espère plus le jour du retour de mon père; quant à cet étranger, il dit être Mentès, fils d'Anchialos, il règne sur les Taphiens habiles à la rame.
Ainsi parla Télémaque, mais dans son cœur, il avait reconnu la déesse.
Le soir noir survint, interrompant la musique et la danse; chacun se retira, et Télémaque, l'esprit agité, gagna sa haute demeure précédé par la vertueuse Euryclée, portant deux flambeaux allumés. Euryclée fille d'Ops et petite-fille de Pisénor, était une enfant quand Laërte l'échangea contre vingt bœufs, et il l'honorait dans son palais à l'égal de sa chaste épouse; mais elle ne partagea point sa couche, Laërte craignant la colère de la reine.—Ce fut elle qui éleva Télémaque; il l'aimait plus que les autres servantes. Euryclée, ayant arrangé avec soin la tunique moelleuse, la suspendit près du lit sculpté et sortit de l'appartement; elle tira la porte par l'anneau d'argent et fit glisser le verrou, laissant Télémaque méditer au voyage que Minerve lui conseillait.
Chant II
TÉLÉMAQUE
Quand parut l'Aurore aux doigts de rose, Télémaque s'élança de sa couche, se vêtit et suspendit à son épaule un glaive aigu. Puis il donna l'ordre aux hérauts d'assembler les Grecs chevelus. Il se rendit alors à l'assemblée. Ses deux chiens aux pieds rapides suivaient ses pas. En le voyant s'avancer, le peuple fut saisi d'admiration, car une grâce divine était sur sa personne. Il s'assit sur le siège royal et les vieillards l'entourèrent respectueusement. Un héros courbé par les hivers, Egyptios, parla le premier; il avait quatre fils: le belliqueux Antiphus qui suivit Ulysse à Troie riche en coursiers et qui trouva la mort funeste dans l'antre du Cyclope cruel; Eurynomus, prétendant de Pénélope et deux autres qui cultivaient les champs paternels. Le vieillard pleurant son fils Antiphus dit:
—Habitants d'Ithaque, depuis le jour où le divin Ulysse partit sur ses vaisseaux creux, c'est la première fois que les hérauts nous réunissent. A-t-on des nouvelles de l'armée?... Pourquoi cette assemblée?... Qui nous a convoqué?...
Télémaque se levant, prit le sceptre des mains du héraut Pisénor et dit à Egyptios:
—O vieillard! c'est moi qui ai convoqué le peuple pour lui dire ceci: Un grand malheur m'accable, j'ai perdu mon père chéri qui régnait sur vous si paternellement, et profitant de ma faiblesse, des hommes puissants recherchent ma mère contre son gré; n'osant la demander à son père Icarios, ils viennent tous les jours dans notre maison, égorger nos troupeaux et boire nos vins généreux; n'est-il point d'homme semblable à Ulysse qui puisse écarter ce fléau de ma demeure? Je vous adjure au nom de Zeus, faites cesser ces choses et laissez-moi à ma douleur profonde.
Il dit et jeta son sceptre en versant des larmes amères. Tous furent saisis de compassion; seul, le prétendant Antinoos prit la parole:
—Télémaque, discoureur altier, pourquoi ce langage, veux-tu nous outrager? Tu n'ignores pas cependant que ta mère seule est coupable, par ses ruses, car voilà trois ans, bientôt quatre, qu'elle nous berce de promesses. Voici le dernier stratagème imaginé par son esprit. Elle tissait sur son plus grand métier une toile sans fin. «Jeunes prétendants, nous disait-elle alors, puisque le divin Ulysse est mort, laissez-moi terminer ce voile funèbre destiné au héros Laërte dès que la Parque l'aura couché dans le tombeau. Les femmes grecques s'indigneraient si je laissais sans linceul cet homme de bien.» Nous l'écoutions et elle ourdissait pendant le jour ce voile funéraire qu'elle défaisait à la clarté des flambeaux. Durant trois années elle dissimula, mais une de ses suivantes, la quatrième année, nous avertit et nous surprîmes la rusée Pénélope défaisant le voile superbe. Renvoie donc ta mère et qu'elle désigne celui d'entre nous qu'elle agréera; mais n'espère point avant cela nous voir reprendre le chemin de nos palais.
Télémaque lui répondit:
—Antinoos, ce n'est pas à moi de chasser de sa maison celle qui m'a enfanté; quant à vous, s'il vous semble juste de mettre au pillage ma demeure, j'en appellerai à Zeus dont la vengeance sera terrible.
Il dit et Zeus fit partir de la nue à son intention, deux aigles qui volèrent au-dessus de l'assemblée bruyante; à cette vue, les Grecs furent saisis d'étonnement. Halitherse, fils de Mastor, vieillard qui excellait à expliquer les présages dit:
—Ithaciens, et vous surtout, prétendants, un grand malheur vous menace. Ulysse est peut-être déjà près d'ici, préparant votre mort. Quand il partit pour Ilion, ne lui avais-je pas prédit qu'il reviendrait seul dans sa patrie après vingt années d'absence? Ces choses s'accomplissent aujourd'hui.
Eurymaque, fils de Polybe, lui dit alors:
—Vieillard stupide, reste chez toi à prédire l'avenir à tes enfants et contempler le vol des oiseaux. Ulysse est bien mort; plût aux dieux que tu eusses péri avec lui; tu n'exciterais pas ainsi Télémaque dans l'espoir d'une récompense. Voici ce que je propose à Télémaque: Qu'il ordonne à sa mère de retourner chez Icarios et de choisir un époux, car aucun de nous ne renonce à sa main. Nous ne craignons personne, ni Télémaque grand parleur, ni toi, vieillard insensé, et nous consumerons sans remords les richesses d'Ulysse tant que la rusée Pénélope différera son mariage.
Télémaque lui répondit:
—Eurymaque et vous nobles prétendants, les dieux et les Grecs savent désormais ce qui en est. Donnez-moi un vaisseau rapide et vingt compagnons, j'irai à Sparte et à Pylos m'informer de mon père; s'il est vivant, j'attendrai un an encore; s'il est mort, je reviendrai pour lui élever un tombeau et faire des funérailles dignes de lui, puis je donnerai un époux à ma mère.
Alors Mentor, le fidèle intendant de la maison d'Ulysse, se leva, et prononça ces paroles:
—Ecoutez, Ithaciens! Puisque personne parmi vous ne se souvient du divin Ulysse et de sa douceur paternelle, ne craignez-vous pas de mériter un roi cruel et injuste, pour demeurer tous ainsi lâches et sans voix, devant les exigences de ces quelques prétendants audacieux?
Léocrite, fils d'Evénor lui répondit:
—Mentor, ton esprit insolent se trouble; tu crois exciter le peuple contre nous, mais Ulysse lui-même ne parviendrait pas à nous chasser de son palais. Pour vous, Ithaciens, séparez-vous; retournez à vos travaux, Mentor et Halitherse prépareront à loisir le départ de Télémaque.
Il dit. Les Grecs se dispersèrent et les prétendants retournèrent au palais du divin Ulysse.
Télémaque alors se dirigea vers le rivage pour invoquer Minerve aux yeux bleus. Après avoir purifié ses mains dans l'onde salée, il lui fit cette prière:
—Ecoute-moi, ô déesse. Hier, tu m'ordonnas de partir