Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n’ai pas la moindre jalousie: je ne vois alors dans vos amants que les successeurs d’Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d’eux! qu’il existe un autre homme aussi heureux que moi, je ne le souffrirai pas; n’espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un autre et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l’amitié inviolable que nous nous sommes jurée.
C’est bien assez, sans doute, que j’aie à me plaindre de l’amour. Vous voyez que je me prête à vos idées et que j’avoue mes torts. En effet, si c’est être amoureux que de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu’on désire, d’y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux. Je n’en suis guère plus avancé. Je n’aurais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet sans un événement qui me donne beaucoup à réfléchir et dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer.
Vous connaissez mon chasseur, trésor d’intrigue et vrai valet de comédie: vous jugez bien que ses instructions portaient d’être amoureux de la femme de chambre et d’enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi, il a déjà réussi. Il vient de découvrir que Mme de Tourvel a chargé un de ses gens de prendre des informations sur ma conduite, et même de me suivre dans mes courses du matin, autant qu’il le pourrait, sans être aperçu. Que prétend cette femme? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des choses qu’à peine nous oserions nous permettre! Je jure bien... Mais, avant de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu’ici ces courses qu’on suspecte n’avaient aucun objet; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, et je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie.
Toujours du château de..., ce 15 août 17**.
LETTRE XVI
CÉCILE VOLANGES à SOPHIE CARNAY.
Ah! ma Sophie, voici bien des nouvelles! je ne devrais peut-être pas te les dire, mais il faut bien que j’en parle à quelqu’un; c’est plus fort que moi. Ce chevalier Danceny... Je suis dans un trouble que je ne peux pas écrire, je ne sais par où commencer. Depuis que je t’avais raconté la jolie soirée[17] que j’avais passée chez maman avec lui et Mme de Merteuil, je ne t’en parlais plus: c’est que je ne voulais plus en parler à personne, mais j’y pensais pourtant toujours. Depuis il était devenu si triste, mais si triste, si triste, que ça me faisait de la peine; et quand je lui demandais pourquoi, il me disait que non; mais je voyais bien que si. Enfin hier il l’était encore plus que de coutume. Ça n’a pas empêché qu’il n’ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à l’ordinaire; mais, toutes les fois qu’il me regardait cela me serrait le cœur. Après que nous eûmes fini de chanter, il alla renfermer ma harpe dans son étui, et, en me rapportant la clef, il me pria d’en jouer encore le soir, aussitôt que je serais seule. Je ne me défiais de rien du tout; je ne voulais même pas, mais il m’en pria tant que je lui dis que oui. Il avait bien ses raisons. Effectivement, quand je fus retirée chez moi et que ma femme de chambre fut sortie, j’allai pour prendre ma harpe. Je trouvai dans les cordes une lettre, pliée seulement et point cachetée, et qui était de lui. Ah! si tu savais tout ce qu’il me mande! Depuis que j’ai lu sa lettre, j’ai tant de plaisir que je ne peux plus songer à autre chose. Je l’ai relue quatre fois tout de suite, et puis je l’ai serrée dans mon secrétaire. Je la savais par cœur, et, quand j’ai été couchée, je l’ai tant répétée que je ne songeais pas à dormir. Dès que je fermais les yeux, je le voyais là, qui me disait lui-même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endormie que bien tard et aussitôt que je me suis réveillée (il était encore de bien bonne heure), j’ai été reprendre sa lettre pour la relire à mon aise. Je l’ai emportée dans mon lit, et puis je l’ai baisée comme si... C’est peut-être mal fait de baiser une lettre comme ça, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
A présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis aussi bien embarrassée; car sûrement il ne faut pas que je réponde à cette lettre-là. Je sais bien que cela ne se doit pas et pourtant il me le demande, et, si je ne réponds pas, je suis sûre qu’il va encore être triste. C’est pourtant bien malheureux pour lui! Qu’est-ce que tu me conseilles? Mais tu n’en sais pas plus que moi. J’ai bien envie d’en parler à Mme de Merteuil, qui m’aime bien. Je voudrais bien le consoler, mais je ne voudrais rien faire qui fût mal. On nous recommande tant d’avoir bon cœur! puis on nous défend de suivre ce qu’il inspire, quand c’est pour un homme! ça n’est pas juste non plus. Est-ce qu’un homme n’est pas notre prochain comme une femme et plus encore? car enfin n’a-t-on pas son père comme sa mère, son frère comme sa sœur? Il reste toujours le mari de plus. Cependant si j’allais faire quelque chose qui ne fût pas bien, peut-être que M. Danceny lui-même n’aurait plus bonne idée de moi! Oh! ça, par exemple, j’aime encore mieux qu’il soit triste; et puis, enfin, je serai toujours à temps. Parce qu’il a écrit hier, je ne suis pas obligée d’écrire aujourd’hui; aussi bien je verrai Mme de Merteuil ce soir, et si j’en ai le courage je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu’elle me dira, je n’aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu’il ne soit pas si triste! Oh! je suis bien en peine.
Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu penses.
De..., ce 19 août 17**.
[17] La lettre où il est parlé de cette soirée ne s’est pas retrouvée. Il y a lieu de croire que c’est celle proposée dans le billet de Mme de Merteuil, et dont il est aussi question dans la précédente lettre de Cécile Volanges.
LETTRE XVII
Le Chevalier DANCENY à CÉCILE VOLANGES.
Avant de me livrer, mademoiselle, dirai-je au plaisir ou au besoin de vous écrire, je commence par vous supplier de m’entendre. Je sens que pour oser vous déclarer mes sentiments, j’ai besoin d’indulgence; si je ne voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-je faire après tout, que vous montrer votre ouvrage? Et qu’ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras, ma conduite et même mon silence, ne vous aient dit avant moi? Eh! pourquoi vous fâcheriez-vous d’un sentiment que vous avez fait naître? Émané de vous, sans doute il est digne de vous être offert; s’il est brûlant comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce un crime d’avoir su apprécier votre charmante figure, vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des qualités déjà si précieuses? Non, sans doute; mais sans être coupable on peut être malheureux, et c’est le sort qui m’attend si vous refusez d’agréer mon hommage. C’est le premier que mon cœur ait offert. Sans vous je serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous ai vue; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse; vous m’en demandez la cause, quelquefois même j’ai