Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair; sa narine se dilata, ses lèvres se serrèrent: il se souleva sur sa chaise; mais son compagnon le tira par son habit et le fit rasseoir, tandis que, d'un seul regard, il lui imposait silence.
Puis celui qui venait de donner cette preuve de sa puissance, prenant la parole pour la première fois:
— Citoyen, dit-il, s'adressant au jeune homme de la table d'hôte, excusez deux voyageurs qui arrivent du bout du monde, comme qui dirait de l'Amérique ou de l'Inde, qui ont quitté la France depuis deux ans, qui ignorent complètement ce qui s'y passe, et qui sont désireux de s'instruire.
— Mais, comment donc, répondit celui auquel ces paroles étaient adressées, c'est trop juste, citoyen; interrogez et l'on vous répondra.
— Eh bien, continua le jeune homme brun à l'oeil d'aigle, aux cheveux noirs et plats, au teint granitique, maintenant que je sais ce que cest Jéhu et dans quel but sa compagnie est instituée, je voudrais savoir ce que ses compagnons font de largent quils prennent.
— Oh! mon Dieu, cest bien simple, citoyen; vous savez quil est fort question de la restauration de la monarchie bourbonienne?
— Non, je ne le savais pas, répondit le jeune homme brun d'un ton qu'il essayait inutilement de rendre naïf; j'arrive, comme je vous l'ai dit, du bout du monde.
— Comment! vous ne saviez pas cela? eh bien, dans six mois ce sera un fait accompli.
— Vraiment!
— C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, citoyen.
Les deux jeunes gens à la tournure militaire échangèrent entre eux un regard et un sourire, quoique le jeune blond parût sous le poids d'une vive impatience.
Leur interlocuteur continua:
— Lyon est le quartier général de la conspiration, si toutefois on peut appeler conspiration un complot qui s'organise au grand jour; le nom de gouvernement provisoire conviendrait mieux.
— Eh bien, citoyen, dit le jeune homme brun avec une politesse qui n'était point exempte de raillerie, disons gouvernement provisoire.
— Ce gouvernement provisoire a son état-major et ses armées.
— Bah! son état-major, peut-être… mais ses armées…
— Ses armées, je le répète.
— Où sont-elles?
— Il y en a une qui s'organise dans les montagnes d'Auvergne, sous les ordres de M. de Chardon; une autre dans les montagnes du Jura, sous les ordres de M. Teyssonnet; enfin, une troisième qui fonctionne, et même assez agréablement à cette heure, dans la Vendée, sous les ordres d'Escarboville, d'Achille Leblond et de Cadoudal.
— En vérité, citoyen, vous me rendez un véritable service en m'apprenant toutes ces nouvelles. Je croyais les Bourbons complètements résignés à lexil; je croyais la police faite de manière quil nexistât ni comité provisoire royaliste dans les grandes villes, ni bandits sur les grandes routes. Enfin, je croyais la Vendée complètement pacifiée par le général Hoche.
Le jeune homme auquel sadressait cette réponse éclata de rire.
— Mais doù venez-vous? sécria-t-il, doù venez-vous?
— Je vous lai dit, citoyen, du bout du monde.
— On le voit.
Puis continuant:
— Eh bien, vous comprenez dit-il, les Bourbons ne sont pas riches; les émigrés dont on a vendu les biens, sont ruinés; il est impossible dorganiser deux armées et den entretenir une troisième sans argent. On était embarrassé; il ny avait que la République qui pût solder ses ennemis: or, il nétait pas probable quelle sy décidât de gré à gré; alors, sans essayer avec elle cette négociation scabreuse, on jugea quil était plus court de lui prendre son argent que de le lui demander.
— Ah! je comprends enfin.
— C'est bien heureux.
— Les _compagnons de Jéhu _sont les intermédiaires entre la République et la contre-révolution, les percepteurs des généraux royalistes.
— Oui; ce n'est plus un vol, c'est une opération militaire, un fait d'armes comme un autre.
— Justement, citoyen, vous y êtes, et vous voilà sur ce point, maintenant, aussi savant que nous.
— Mais, glissa timidement le marchand de vin de Bordeaux, si MM. les compagnons de Jéhu — remarquez que je n'en dis aucun mal — si MM. Les compagnons de Jéhu nen veulent quà largent du gouvernement…
— À l'argent du gouvernement, pas à d'autre; il est sans exemple qu'ils aient dévalisé un particulier.
— Sans exemple?
— Sans exemple.
— Comment se fait-il alors que, hier, avec largent du gouvernement, ils aient emporté un group de deux cents louis qui mappartenait?
— Mon cher Monsieur, répondit le jeune homme de la table dhôte, je vous ai déjà dit quil y avait là quelque erreur, et quaussi vrai que je mappelle Alfred de Barjols, cet argent vous sera rendu un jour ou lautre.
Le marchand de vin poussa un soupir et secoua la tête en homme qui, malgré lassurance quon lui donne, conserve encore quelques doutes.
Mais, en ce moment, comme si l'engagement pris par le jeune noble, qui venait de révéler sa condition sociale en disant son nom, avait éveillé la délicatesse de ceux pour lesquels il se portait garant, un cheval s'arrêta à la porte, on entendit des pas dans le corridor, la porte de la salle à manger s'ouvrit, et un homme masqué et armé jusqu'aux dents parut sur le seuil.
— Messieurs, dit-il au milieu du profond silence causé par son apparition, y a-t-il parmi vous un voyageur nommé Jean Picot, qui se trouvait hier dans la diligence qui a été arrêtée entre Lambesc et Pont-Royal?
— Oui, dit le marchand de vin tout étonné.
— C'est vous? demanda l'homme masqué.
— C'est moi.
— Ne vous a-t-il rien été pris?
— Si fait, il m'a été pris un group de deux cents louis que j'avais confié au conducteur.
— Et je dois même dire, ajouta le jeune noble, qu'à l'instant même monsieur en parlait et le regardait comme perdu.
— Monsieur avait tort, dit l'inconnu masqué, nous faisons la guerre au gouvernement et non aux particuliers; nous sommes des partisans et non des voleurs. Voici vos deux cents louis, monsieur, et si pareille erreur arrivait à l'avenir, réclamez et recommandez-vous du nom de Morgan.
À ces mots, l'homme masqué déposa un sac d'or à la droite du marchand de vin, salua courtoisement les convives de la table d'hôte et sortit, laissant les uns dans la terreur et les autres dans la stupéfaction dune pareille hardiesse.
Au reste, quoique les deux sentiments que nous venons d'indiquer eussent été les sentiments dominants, ils ne se manifestaient point chez tous les assistants à un degré semblable. Les nuances se graduèrent selon le sexe, selon l'âge, selon le caractère, nous dirons presque selon la position sociale des auditeurs.
Le marchand de vin, Jean Picot, principal intéressé dans l'événement qui venait de s'accomplir, reconnaissant dès la première vue, à son costume, à ses armes et à son masque, un des hommes auxquels il avait eu affaire la veille, avait d'abord, à son apparition, été frappé de stupeur: puis, peu à peu, reconnaissant le motif de la visite que lui faisait le mystérieux bandit, il avait passé de la stupeur à la joie en traversant toutes les nuances intermédiaires qui séparent