«Je ne veux pas examiner, disait-il, si le cardinal Mazarin a voulu faire la paix ou non; la discussion en serait trop longue. Je dirai seulement que, s'il n'a jamais eu dessein de la faire, il a été très-mal habile de ne pas connaître qu'elle seule pouvait affermir son établissement dans l'État et le rendre nécessaire et considérable à tous ceux à qui il était obligé de faire la cour pendant la guerre. S'il avait résolu de la faire, faut-il avouer que c'est le plus présomptueux et le plus incapable de tous les hommes par les voies dont il s'est servi? Le sieur d'Avaux avait été destiné, dès le temps du défunt roi, pour cette négociation, et il avait si bien réussi dans toutes les précédentes dont il avait été chargé, qu'il n'osa pas lui ôter celle-ci d'entre les mains; mais le cardinal Mazarin, craignant qu'il n'augmentât la gloire qu'il avait déjà acquise dans ses emplois par celle que lui donnerait la conclusion d'un traité si important, et sa jalousie et sa faiblesse lui persuadant que cela irait à la diminution de celle qu'il voulait prendre, il fit incontinent nommer le sieur Servien pour lui être adjoint en cette ambassade. Ce n'est pas qu'il ne le connût pour un esprit assez incompatible (insociable) et naturellement infidèle; qu'il ne sût qu'étant procureur général dans le parlement de Dauphiné, ses débauches avaient contraint le duc de Lesdiguières de lui donner des coups de[T.I pag.47] bâton et que lui-même n'eût contribué à le faire chasser de la cour au temps du défunt roi; mais il lui fallait un semblable sujet pour être un exécuteur aveugle de ses ordres, et il avait besoin d'un oncle du sieur Lyonne[82] pour mettre en usage toute la mauvaise politique que son petit sens lui suggérait[83]. Le sieur Servien n'avait garde de manquer à se brouiller d'abord avec le sieur d'Avaux. Il savait trop bien que c'était le premier pas qu'il devait faire pour plaire au cardinal, et que c'était le véritable moyen pour être son confident dans cette négociation. Cette division a fait assez d'éclat pour n'être ignorée de personne, et les suites en ont été assez funestes pour être à jamais conservées dans la mémoire des Français[84], qui ne sont que trop éclaircis qu'elle a été le principal obstacle à la conclusion de la paix générale qui était en nos mains.
«Le cardinal favorisait secrètement le sieur Servien, quoiqu'il affectât souvent de paraître juge équitable entre lui et le sieur d'Avaux. Il faisait tenir des conseils en sa présence pour juger leurs différends, et le sieur Lyonne, qui recevait toutes les dépêches de Munster, ajustait si bien toutes les écritures, que le sieur d'Avaux y avait toujours du désavantage. Le but du cardinal était de le[T.I pag.48] faire revenir, parce qu'il ne voulait pas qu'il eût part au traité de la paix. Mais son irrésolution naturelle, le respect qu'il portait au président de Mesmes[85], et le peu d'apparence qu'il y avait de donner un si rude et si infâme châtiment à un homme à qui on ne pouvait reprocher d'autre faute que de n'être pas d'accord avec le sieur Servien, qui voulait en toute manière être brouillé avec lui, lui faisait toujours différer l'exécution de ce dessein.
«Cependant personne ne peut ignorer que, pendant le séjour que le sieur d'Avaux a fait à Munster, le cardinal n'ait pu faire la paix également glorieuse et avantageuse à cet État; qu'il ne se soit vanté plusieurs fois publiquement qu'il en était le maître; qu'il ne l'ait promise, tantôt dans un mois, tantôt dans six semaines, et qu'il n'ait dit qu'il voulait que la reine lui fit couper le cou, s'il ne la lui faisait avoir quand elle voudrait. Ce discours seul est capable de le faire passer pour le plus vain et le moins judicieux de tous les hommes; car il ne lui pouvait produire aucun avantage en faisant la paix, et, ne la faisant pas, il le mettait infailliblement dans le décri où nous l'avons vu depuis et le chargeait d'un crime dont il ne peut éviter la punition que pour un temps, et qui lui est sans doute réservée quand il cessera d'être l'instrument de la justice de Dieu contre ceux qu'il veut châtier.»
Rendre Mazarin seul responsable de la continuation de la guerre, c'était faire retomber sur lui tout l'odieux[T.I pag.49] des calamités auxquelles la France était eu proie, de l'aggravation des impôts et des troubles qui en étaient résultés. Insistant sur ce grief, Chavigny citait des particularités que sa position lui avait fait connaître et qu'il tournait contre Mazarin. Puis il rappelait la conduite du cardinal à l'égard du prince de Condé et son désir de le faire périr dans la guerre de Catalogne: «Le siège de Lerida ayant été levé, le cardinal Mazarin embarqua M. le Prince en Catalogne pour attaquer de nouveau cette place. Ce fut alors que, dans les conversations secrètes qu'il eut avec la reine, il l'obligea de donner les derniers éloges à son adresse, en lui faisant connaître qu'il avait fait tomber M. le Prince dans le piège; que, s'il prenait Lerida, le roi en tirerait beaucoup d'avantages, cette ville, qui donne l'entrée libre dans l'Aragon, lui devant infailliblement demeurer entre les mains, comme tout le reste des autres que l'article des conquêtes lui donnait; s'il la manquait, il y perdrait ou sa réputation, ou plus apparemment la vie qu'une telle disgrâce lui ferait mépriser par désespoir. Ce qui ne serait pas moins utile à l'État, non-seulement que la possession de Lerida, mais que la paix présente même, quelque avantageuse qu'elle pût être, parce que les Espagnols, perdant par la mort de ce prince toutes leurs espérances de voir des brouilleries dans l'État, ne pourraient s'empêcher de nous offrir ensuite les conditions que nous voudrions.»
De pareilles attaques étaient bien propres à exaspérer le prince de Condé, qui n'était d'ailleurs que trop disposé à s'unir aux ennemis du ministre. Il se rapprocha[T.I pag.50] de Beaufort, du coadjuteur Paul de Condi et de la vieille Fronde pour renverser cet Italien, dont on dévoilait hautement les fautes et les turpitudes, et dont un homme d'État tel que Chavigny signalait l'incapacité. Livré à la raillerie du peuple par des pamphlets chaque jour plus violents, au mépris des hommes sérieux par un ancien ministre élève de Richelieu, à la haine de tous par le cri public, Mazarin semblait perdu. C'est surtout dans une pareille crise qu'il faut admirer la prodigieuse habileté de ce joueur intrépide, qui ne désespéra jamais des parties les plus compromises. Son premier soin fut de rompre l'union de Condé et des Frondeurs. Pour y parvenir, il signa une déclaration par laquelle il s'engageait à prendre l'avis de ce prince dans toutes les affaires importantes[86]. Il écrivit sur ses Carnets[87] les phrases suivantes, qui devaient probablement être développées dans une conversation avec Condé ou avec quelqu'un de ses amis: «Je tiens pour mes meilleurs amis ceux qui le sont de M. le Prince. Je me séparerai des miens s'ils lui déplaisent, et je ne songe qu'à le servir en tout et partout avec une résignation sans exemple, le tout pour l'assurer qu'il n'a serviteur plus cordial, ferme et sûr que moi, et afin qu'ayant tout à souhait, il agisse pour relever l'autorité du roi. Ce qui est fort faisable, s'il s'y veut employer et y travailler de la bonne sorte conjointement avec moi.»
Tout ce que le prince de Condé réclamait lui fut ac[T.I pag.51]cordé immédiatement: le duc de Longueville eut le Pont-de-l'Arche et le prince de Conti la promesse d'un chapeau de cardinal. Mazarin annonça la résolution d'enfermer ses nièces dans un couvent[88], afin que le prince de Condé n'eût plus à se plaindre des projets de mariage entre Laura Mancini et le duc de Mercœur. Enfin le cardinal, après toutes ces concessions, alla souper avec le prince de Condé, et là il eut à supporter les railleries insultantes des petits-maîtres, qui formaient le cortége ordinaire de Condé[89].