Nature has fram'd strange fellows in her time:
Some that will evermore peep through their eyes,
And laugh, like parrots, at a bag-piper;
And others of such vinegar aspect,
That they'll not show their teeth in way of smile,
Tough Nestor swear the jest he laughable.
(Merch. of Ven. Scène I.)
(La nature s'amuse parfois à former de drôles de corps. Il y en a qui sont perpétuellement à faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un perroquet devant un simple joueur de cornemuse; et d'autres qui ont une telle physionomie de vinaigre qu'ils ne découvriraient pas leurs dents, même pour sourire, quand bien même le grave Nestor jurerait qu'il vient d'entendre une plaisanterie désopilante).—(Trad. française de Montégut.)
C'est cette même diversité que Platon désigne par les mots de «δυσκολος» (d'humeur difficile) et «ευκολος» (d'humeur facile). Elle peut se ramener à la susceptibilité, très différente chez les individus différents, pour les impressions agréables ou désagréables, par suite de laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au désespoir. Et même la susceptibilité pour les impressions agréables est d'ordinaire d'autant moindre que celle pour les impressions désagréables est plus forte, et vice versa. À chances égales de réussite ou d'insuccès pour une affaire, le δυσκολος se fâchera ou se chagrinera de l'insuccès et ne se réjouira pas de la réussite; l'ευκολος au contraire ne sera ni fâché ni chagriné par le mauvais succès, et se réjouira du bon. Si, neuf fois sur dix, le δυσκολος réussit dans ses projets, il ne se réjouira pas au sujet des neuf fois où il a réussi, mais il se fâchera pour le dixième qui a échoué; dans le cas inverse, l'ευκολος sera consolé et réjoui par cet unique succès. Mais il n'est pas facile de trouver un mal sans compensation aucune; aussi arrive-t-il que les δυσκολος, c'est-à-dire les caractères sombres et inquiets, auront, à la vérité, à supporter en somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche, moins de réels que les caractères gais et insouciants, car celui qui voit tout en noir, qui appréhende toujours le pire et qui, par suite, prend ses mesures en conséquence, n'aura pas des mécomptes aussi fréquents que celui qui prête à toutes choses des couleurs et des perspectives riantes.—Néanmoins, quand une affection morbide du système nerveux ou de l'appareil digestif vient prêter la main à une δυσκολια innée, alors celle-ci peut atteindre ce haut degré où un malaise permanent produit le dégoût de la vie, d'où résulte le penchant au suicide. Celui-ci peut alors être provoqué par les plus minimes contrariétés; à un degré supérieur du mal, il n'est même plus besoin de motif, la seule permanence du malaise suffit pour y déterminer. Le suicide s'accomplit alors avec une réflexion si froide et une si inflexible résolution que le malade à ce stade, placé déjà d'ordinaire sous surveillance, l'esprit constamment fixé sur cette idée, profite du premier moment où la surveillance se sera relâchée pour recourir, sans hésitation, sans lutte et sans effroi, à ce moyen de soulagement pour lui si naturel en ce moment et si bien veau. Esquirol a décrit très au long cet état dans son Traité des maladies mentales. Il est certain que l'homme le mieux portant, peut-être même le plus gai, pourra aussi, le cas échéant, se déterminer au suicide; cela arrivera quand l'intensité des souffrances ou d'un malheur prochain et inévitable sera plus forte que les terreurs de la mort. Il n'y a de différence que dans la puissance plus ou moins grande du motif déterminant, laquelle est en rapport inverse avec la δυσκολια. Plus celle-ci est grande, plus le motif pourra être petit, jusqu'à devenir même nul; plus, au contraire, l'ευκολια, ainsi que la santé qui en est la base, est grande, plus il devra être grave. Il y aura donc des degrés innombrables entre ces deux cas extrêmes de suicide, entre celui provoqué purement par une recrudescence maladive de la δυσκολια innée, et celui de l'homme bien portant et gai provenant de causes tout objectives.
II.—La beauté.
La beauté est analogue en partie à la santé. Cette qualité subjective, bien que ne contribuant qu'indirectement au bonheur par l'impression qu'elle produit sur les autres, a néanmoins une grande importance, même pour le sexe masculin. La beauté est une lettre ouverte de recommandation, qui nous gagne les cœurs à l'avance; c'est à elle surtout que s'appliquent ces vers d'Homère:
Ουτοι αποβλητ' εστι Θεων εριχυδεα δωρχ,
'Οσσχ χεν αυτοι δωσι, εχων δ'ουχ αν τις ελοιτο.
(Il. III, 65.)
(Il ne faut pas dédaigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser à son gré).
III.—La douleur et l'ennui.—L'intelligence.
Un simple coup d'œil nous fait découvrir deux ennemis du bonheur humain: ce sont la douleur et l'ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l'un, nous nous rapprochons de l'autre, et réciproquement; de façon que notre vie représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers l'autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin et la privation engendrent la douleur; en revanche, l'aise et l'abondance font naître l'ennui. C'est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte permanente, souvent désespérée, contre l'ennui.
Intérieurement, ou subjectivement, l'antagonisme se fonde sur ce que dans tout individu la facilité à être impressionné par l'un de ces maux est en rapport inverse avec celle d'être impressionné par l'autre; car cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagné d'impressions obtuses et d'un manque d'irritabilité, ce qui rend l'individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l'intelligence produit, d'autre part, ce vide intérieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil sur tous les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c'est ce vide qui est la véritable source de l'ennui et celui qui en souffre aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à mettre en mouvement son esprit et son cœur par n'importe quel moyen. Aussi n'est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la misère.
Rien ne met plus sûrement en garde contre ces égarements que la richesse intérieure, la richesse de l'esprit car celui-ci laisse d'autant moins de place à l'ennui qu'il approche davantage de la supériorité. L'activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la portée de l'ennui. Mais, d'autre part, une intelligence supérieure a pour condition immédiate une sensibilité plus vive, et pour racine une plus grande impétuosité de la volonté et, par suite, de la passion; de l'union de ces deux conditions résulte alors une intensité plus considérable de toutes les émotions et une sensibilité exagérée pour les douleurs morales et même pour les douleurs physiques, comme aussi une plus grande impatience en face de tout obstacle, d'un simple dérangement même.
Ce qui contribue encore puissamment à tous ces effets, c'est