Le Journal parisien renferme çà et là quelques mentions relatives à Isabeau de Bavière dans la dernière période de son existence, à un moment où, reléguée dans l'hôtel de Saint-Paul, cette reine était en quelque sorte oubliée de tous; il nous paraît difficile de croire que certaines de ces mentions soient un pur effet du hasard. A la rigueur on comprend qu'un chroniqueur, un chroniqueur parisien surtout, ait inséré dans son récit ce qui a trait aux funérailles de la reine déchue, qu'il se soit trouvé à même de remarquer les larmes versées par Isabeau de Bavière lors du passage de son petit-fils devant l'hôtel de Saint-Paul; mais il n'est guère admissible qu'une personne étrangère à son entourage ait pu écrire ce que rapporte l'auteur du Journal à l'année 1424, alors qu'Isabeau de Bavière se consumait dans la pauvreté et dans l'abandon.
Voici au reste en quels termes s'exprime notre chroniqueur:
En icellui temps, estoit la royne de France demourante à Paris, mais elle estoit si pouvrement gouvernée qu'elle n'avoit tous les jours que VIII sextiers de vin tout au plus pour elle et son tinel, ne le plus de Paris qui leur eust demandé: «Où est la royne?» ilz n'en eussent sceu parler.
Tant en tenoit on pou de compte, que à paine en challoit il au peuple, pour ce que on disoit qu'elle estoit cause des grans maulx et douleurs qui pour lors estoient sur terre.
Item, la royne de France ne se mouvoit de Paris, ne tant ne quant, et estoit aussi comme se ce feust une femme d'estrange païs enfermée tout temps en l'ostel de Sainct-Paul ..... et bien gardoit son lieu comme femme vefve doit faire.
Ce langage n'est pas celui d'un indifférent, c'est le langage que pouvait tenir l'un de ces clercs qui vivaient autour de la reine et qui formaient son conseil; quel autre pouvait savoir que la veuve de Charles VI était rationnée au point qu'on lui mesurait la quantité de vin nécessaire à la consommation de sa maison? Ces clercs honorés de la confiance d'Isabeau de Bavière, pendant cette domination anglaise qui pesait si lourdement sur elle, étaient Jean Chuffart, son chancelier, et Anselme Happart, son confesseur. Tous deux sont nommés dans le testament que fit la reine le 2 septembre 1431 et figurent au nombre de ses exécuteurs testamentaires [51]. De ces deux personnages, le premier seul se trouve en harmonie avec les données essentielles de notre Journal, car Anselme Happart, connu comme maître en théologie de l'université de Paris et gouverneur de l'hôpital Saint-Gervais, ne semble pas avoir rempli de fonctions curiales à Paris et surtout ne fit point partie du clergé de Notre-Dame. Reste donc la personne de Jean Chuffart, chancelier et principal conseiller d'Isabeau de Bavière, qu'il convient de soumettre à un examen sérieux.
Le chancelier de la reine Isabeau n'est pas un inconnu; sa personnalité a déjà été mise en lumière par notre regretté maître, feu Vallet de Viriville, qui, dans une notice servant d'éclaircissement à un mémoire politique intitulé: Advis à la reine Isabelle [52], s'est attaché à démontrer que cet intéressant document ne pouvait être attribué qu'à l'un des deux conseillers désignés plus haut. Le savant historien de Charles VII, basant son appréciation sur divers indices, notamment sur la connaissance familière des coutumes et pratiques de la chancellerie que dénote ce mémoire, n'est pas éloigné de croire que ce «traicté pour le gouvernement de la maison du roy et du royaulme de France» fut rédigé sous les auspices du chancelier d'Isabeau de Bavière. Cette attribution nous semble parfaitement justifiée; il est en effet naturel de supposer que celui qui vaquait tous les jours aux affaires de la reine et jouissait de toute sa confiance était mieux que personne en situation d'énoncer un ensemble de vues politiques et de faire goûter ses conseils. Sans nous arrêter davantage sur ce point difficile à éclaircir, voyons si l'époque de l'entrée en fonctions du chancelier d'Isabeau coïncide avec les détails que fournit l'auteur du Journal parisien sur l'aïeule du roi d'Angleterre et sur son genre de vie. Lors de l'élection de Nicolas Fraillon à l'évêché de Paris, c'est-à-dire vers la fin de 1426, Jean Chuffart est mentionné dans les registres capitulaires de Notre-Dame, avec le titre de chancelier de la reine [53]; mais il n'est pas douteux qu'il occupait déjà ce poste en 1425; à la date du 9 novembre, le chanoine Jean Chuffart présenta au chapitre un vase précieux au nom d'une personne qui voulut garder l'anonyme, mais qui très vraisemblablement était la reine Isabeau [54]. Il y a donc de fortes présomptions pour que notre chanoine fût en rapport avec Isabeau de Bavière dès l'année 1424, ce qui permettrait d'expliquer le profond respect et la déférence toute particulière que manifeste l'auteur de la chronique parisienne lorsqu'il est amené à parler de la reine déchue. Ajoutons que Jean Chuffart est désigné dans le testament d'Isabeau de Bavière parmi ses exécuteurs testamentaires, non à titre purement honorifique, comme les évêques de Thérouanne, de Paris, de Noyon et de Meaux, mais comme l'un de ceux dont le concours fut jugé indispensable. Aussi, plus de onze ans après la mort de la reine (le 28 février 1447), nous le voyons à titre d'exécuteur testamentaire demander au chapitre de Notre-Dame l'inscription de l'obit d'Isabeau de Bavière [55]. Constatons enfin que suivant le témoignage de Jean Chartier, l'historiographe officiel de Charles VII, lorsque la dépouille mortelle de la pauvre reine fut transportée à Saint-Denis sur un petit bateau, quatre personnes seulement l'accompagnèrent à sa dernière demeure, «comme se c'eust esté la plus petite bourgoise de Paris [56]» et que l'un de ceux qui conduisaient le deuil était précisément le chancelier Chuffart; aussi n'est-il pas sans intérêt de rappeler que dans le récit des obsèques d'Isabeau de Bavière inséré par notre anonyme dans sa chronique, cette circonstance du voyage funéraire à Saint-Denis par la Seine n'est pas oubliée. En présence de tous ces indices, il nous semble impossible que le prêtre de Notre-Dame, à qui nous attribuons le Journal parisien, ne soit pas en même temps sinon le chancelier, au moins l'un des conseillers les plus intimes de la reine Isabeau.
f. L'AUTEUR DU JOURNAL SE RATTACHE AU CLERGÉ DE SAINTE-OPPORTUNE, DE SAINT-GERMAIN-L'AUXERROIS, DE SAINT-LAURENT ET DE SAINT-EUSTACHE.
Peu de clercs parisiens au XVe siècle eurent le talent de réunir autant de prébendes et de bénéfices que vénérable et discrète personne, Me Jean Chuffart. Quoiqu'il fût chanoine et chancelier de Notre-Dame, son ambition ne se trouva point satisfaite, et pour ainsi dire jusqu'à la fin de sa carrière, il ne cessa d'aspirer à de nouvelles dignités. Le 3 février 1433, Jean Chuffart fit exprimer par son protecteur, le cardinal de Sainte-Croix (mentionné à cette époque dans le Journal parisien), ses réserves au sujet d'un canonicat vacant dans l'église de Sainte-Opportune; sept jours après, il fut reçu chanoine en remplacement de Jean des Prés qui échangea sa prébende contre la chapellenie de Saint-Éloi à Sainte-Geneviève, chapellenie dont Jean Chuffart était titulaire [57]. Jean Chuffart resta jusqu'à sa mort chanoine de Sainte-Opportune, et légua à cette collégiale la nue propriété de la maison qu'il possédait dans le cloître de Sainte-Opportune, avec 32 sous de rente sur un autre immeuble lui appartenant, sis rue Saint-Denis, à l'enseigne des Rats et de la Corne de Cerf [58].
Le canonicat de Sainte-Opportune, qui était des plus modestes, ne fut pour Jean Chuffart qu'un acheminement à de plus importants bénéfices. Un siège canonial s'étant trouvé vacant à Saint-Germain-l'Auxerrois par suite de la résignation d'Hervé Fresnoy, il l'obtint le 8 octobre 1438. Seulement ses visées étaient plus ambitieuses, il désirait non une simple prébende, mais la dignité de doyen que laissait libre la mort de Jean Vivien; ses efforts furent couronnés de succès. L'élection de Jean Chuffart comme doyen suivit de très près sa réception comme chanoine; nommé le 24 octobre 1438, il fut installé le 7 novembre suivant [59]. Ne s'estimant point satisfait, le même personnage, sur la fin de sa carrière, ajouta à ces nombreux bénéfices des fonctions pastorales à Saint-Laurent, où il remplaça Louis le Mercier le 3 janvier 1442 [60], et à Saint-Eustache, où nous le voyons prêter serment comme curé le 27 décembre 1448 [61].
Mais, nous objectera-t-on, l'accession de Jean Chuffart à toutes ces dignités n'a aucun rapport avec le Journal parisien ni son auteur; nous répondrons que l'ensemble de ces particularités nous paraît fournir un nouvel argument en faveur de l'attribution de cette chronique au chancelier de Notre-Dame. Une lecture attentive de la portion du Journal comprise entre les années 1437 et 1449 met en évidence ce fait curieux, que pour cette seule période de douze