—On aura laissé la barrière ouverte, dit le maître. Courez dans les champs, garçons, il ne doit pas être loin; allez vite et ramenez-le, car le temps passe, et nous arriverons trop tard.
Les voilà tous partis dans les champs, dans les bois, à courir, à m'appeler. Je riais tout bas dans mon trou, et je n'avais garde de me montrer. Les pauvres gens revinrent essoufflés, haletants; pendant une heure ils avaient cherché partout. Le maître jura après moi, dit qu'on m'avait sans doute volé, que j'étais bien bête de m'être laisse prendre, fit atteler un de ses chevaux à la charrette et partit de fort mauvaise humeur. Quand je vis que chacun était retourné à son ouvrage, que personne ne pouvait me voir, je passai la tête avec précaution hors de ma cachette, je regardai autour de moi, et, me voyant seul, je sortis tout à fait; je courus à l'autre bout de la prairie, pour qu'on ne pût deviner où j'avais été, et je me mis à braire de toutes mes forces.
A ce bruit, les gens de la ferme accoururent.
—Tiens, le voilà revenu! s'écria le berger.
—D'où vient-il donc? dit la maîtresse.
—Par où a-t-il passé? reprit le charretier.
Dans ma joie d'avoir évité le marché, je courus à eux. Ils me reçurent très bien, me caressèrent, me dirent que j'étais une bonne bête de m'être sauvé d'entre les mains des gens qui m'avaient volé, et me firent tant de compliments que j'en fus honteux, car je sentais bien que je méritais le bâton bien plus que des caresses. On me laissa paître tranquillement, et j'aurais passé une journée charmante, si je ne m'étals pas senti troublé par ma conscience, qui me reprochait d'avoir attrapé mes pauvres maîtres.
Quand le fermier revint et qu'il apprit mon retour, il fut bien content, mais aussi bien surpris. Le lendemain, il fit le tour de la prairie, et boucha avec soin tous les trous de la haie qui l'entourait.
«Il sera bien fin s'il s'échappe encore, dit-il en finissant. J'ai bouché avec des épines et des piquets jusqu'aux plus petites brèches; il n'y a pas de quoi donner passage à un chat.»
La semaine se passa tranquillement; on ne pensait plus à mon aventure. Mais au marché suivant je recommençai mon méchant tour, et je me cachai dans ce fossé qui m'évitait une si grande fatigue et un si grand ennui. On me chercha comme la dernière fois, on s'étonna plus encore, et l'on crut qu'un habile voleur m'avait enlevé en me faisant passer par la barrière.
«Cette fois, dit tristement mon maître, il est définitivement perdu. Il ne pourra pas s'échapper une seconde fois, et quand même il s'échapperait, il ne pourra rentrer; j'ai trop bien bouché toutes les brèches de la haie.»
Et il partit en soupirant; ce fut encore un des chevaux qui me remplaça à la charrette. De même que la semaine précédente je sortis de ma cachette quand tout le monde fut parti; mais je trouvai plus prudent de ne pas annoncer mon retour en faisant hi! han! comme l'autre fois.
Quand on me trouva mangeant tranquillement l'herbe dans la prairie. et quand mon maître apprit que j'étais revenu peu de temps après son départ, je vis qu'on soupçonnait quelque tour de ma façon; personne ne me fit de compliments, on me regardait d'un air méfiant, et je m'aperçus bien que j'étais surveillé plus que par le passé. Je me moquai d'eux, et je me dis en moi-même:
«Mes bons amis, vous serez bien fins si vous découvrez le tour que je vous joue; je suis plus fin que vous, et je vous attraperai encore et toujours.»
Je me cachai donc une troisième fois, bien content de ma finesse. Mais j'étais à peine blotti dans mon fossé, quand j'entendis l'aboiement formidable du gros chien de garde, et la voix de mon maître qui disait:
«Attrape-le, Garde à vous, hardi, hardi! descends dans le fossé, mords-lui les jarrets, amène-le! bravo! mon chien; attrape, Garde à vous!»
Garde à vous s'était en effet élancé dans le trou, il me mordait les jarrets, le ventre; il m'aurait dévoré si je ne m'étais décidé à sauter hors du fossé; j'allais courir vers la haie et chercher à m'y frayer un passage, quand le fermier, qui m'attendait, me lança un noeud coulant et m'arrêta tout court. Il s'était armé d'un fouet, qu'il me fit rudement sentir; le chien continuait à me mordre, le maître me battait; je me repentais amèrement de ma paresse. Enfin le fermier renvoya Garde à vous, cessa de me battre, détacha le noeud coulant, me passa un licou, et m'emmena tout penaud et tout meurtri pour m'atteler à la charrette qui m'attendait.
Je sus depuis qu'un des enfants était resté sur la route, près de la barrière, pour m'ouvrir si je revenais; il m'avait aperçu sortant du fossé, et il l'avait dit à son père. Le petit traître!
Je lui en voulus de ce que j'appelais une méchanceté, jusqu'à ce que mes malheurs et mon expérience m'eussent rendu meilleur.
Depuis ce jour on fut bien plus sévère pour moi; on voulut m'enfermer, mais j'avais trouvé moyen d'ouvrir toutes les barrières avec mes dents; si c'était un loquet, je le levais; si c'était un bouton, je le tournais; si c'était un verrou, je le poussais. J'entrais partout, je sortais de partout. Le fermier jurait, grondait, me battait: il devenait méchant pour moi, et moi, je l'étais de plus en plus pour lui. Je me sentais malheureux par ma faute; je comparais ma vie misérable avec celle que je menais autrefois chez ces mêmes maîtres; mais, au lieu de me corriger, je devenais de plus en plus entêté et méchant. Un jour, j'entrai dans le potager, je mangeai toute la salade; un autre jour, je jetai par terre son petit garçon, qui m'avait dénoncé; une autre fois, je bus un baquet de crème qu'on avait mis dehors pour battre du beurre. J'écrasais leurs poulets, leurs petits dindons, je mordais leurs cochons; enfin je devins si méchant, que la maîtresse demanda à son mari de me vendre à la foire de Mamers, qui devait avoir lieu dans quinze jours. J'étais devenu maigre et misérable à force de coups et de mauvaise nourriture. On voulut, pour me mieux vendre, me mettre en bon état, comme disent les fermiers. On défendit aux gens de la ferme et aux enfants de me maltraiter; on ne me fit plus travailler, on me nourrit très bien: je fus très heureux pendant ces quinze jours. Mon maître me mena à la foire et me vendit cent francs. En le quittant, j'aurais bien voulu lui donner un bon coup de dent, mais je craignis de faire prendre mauvaise opinion de moi à mes nouveaux maîtres, et je me contentai de lui tourner le dos avec un geste de mépris.
VII
LE MÉDAILLON
J'avais été acheté par un monsieur et une dame qui avaient une fille de douze ans toujours souffrante, et qui s'ennuyait. Elle vivait à la campagne et seule, car elle n'avait pas d'amies de son âge. Son père ne s'occupait pas d'elle; sa maman l'aimait assez, mais elle ne pouvait souffrir de lui voir aimer personne, pas même des bêtes. Pourtant, comme le médecin avait ordonné de la distraction, elle pensa que des promenades à âne l'amuseraient suffisamment. Ma petite maîtresse s'appelait Pauline; elle était triste et souvent malade; très douce, très bonne et très jolie. Tous les jours elle me montait; je la menais promener dans les jolis chemins et les jolis petits bois que je connaissais. Dans le commencement, un domestique ou une femme de chambre l'accompagnait; mais quand on vit combien j'étais doux, bon et soigneux pour ma petite maîtresse, on la laissa aller seule. Elle m'appela Cadichon: ce nom m'est resté.
«Va te promener avec Cadichon, lui disait son père: avec un âne comme celui-là, il n'y a pas de danger; il a autant d'esprit qu'on homme, et il saura toujours te ramener à la maison.»
Nous sortions donc ensemble. Quand elle était fatiguée de marcher, je me rangeais contre une butte de terre, ou bien descendais dans un petit fossé pour qu'elle pût monter facilement sur mon dos. Je la menais