Peut-être aurait-il dû se rendre à nouveau au château de Manchester. Son ami l’aurait peut-être aidé à retourner sur le droit chemin. Non, le comte était profondément heureux. Ce bonheur s’était avéré à la fois écœurant et merveilleux à voir. Il était heureux pour Garrick, sincèrement. Mais il n’avait pu empêcher la graine de la jalousie de pousser en le voyant trouver l’amour de sa vie et se montrer tout autant capable de le garder. Donovan n’était pas un homme bien ou un bon ami. Il avait mieux fait de rester à l’écart.
— Vous êtes réveillé ? demanda l’homme avant de le gratifier d’un coup de pied.
Donovan grogna.
— Va te faire foutre.
Il n’avait pas voulu engager le bras de fer avec ces raclures, mais celui-là ne semblait pas prêt à le laisser mourir en paix. Oh après tout, qu’y aurait-il d’amusant à partir en toute discrétion ? Il n’était pas connu pour prendre de grandes décisions. Non, la bonne société le dépeignait comme un riche scélérat, ou du moins en avait l’habitude. Il n’avait pas vécu à la hauteur de cette réputation, ces derniers temps. La plupart du temps, il restait chez lui à se saouler jusqu’à l’évanouissement. Il ne voyait pas de raison à se rendre en ville quand il pouvait dénicher des litres d’alcool dans ses propres coffres pour passer le temps.
— Je ne préfère pas, sire, répliqua l’inconnu. Le capitaine sera bientôt là et vous empestez joliment. Je vous aurais bien jeté par-dessus bord sur-le-champ, mais ce n’est pas à moi de prendre cette décision.
Qu’en pensait-il ? Il avait vu juste dans cette hypothèse. Peut-être devrait-il faire plus attention, mais cela faisait longtemps. Pourquoi commencer maintenant ? Assurément, il était censé le faire. Il avait un domaine, un titre, et pas d’héritiers à qui les transmettre. Ainsi quelque lointain cousin allait voir leur souhait se réaliser. Il n’était pas fait pour être vicomte, de toute manière. Qu’est-ce que cela lui aurait apporté, en toute honnêteté ? De l’argent ? Il ricana de mépris intérieurement. Cela ne lui aurait pas apporté l’ombre d’un bonheur. La sécurité ? Jusqu’à un certain point, oui. L’argent pourvoyait définitivement au moindre besoin dans sa vie ; néanmoins, cela lui donnait également les moyens de la ruiner. S’il n’avait pas eu d’argent, peut-être aurait-il dû travailler pour survivre. Peut-être alors l’aurait-il appréciée au lieu de boire jusqu’à l’oubli. Quel genre d’homme cela faisait-il de lui s’il abandonnait aussi facilement ?
— Pas mon problème, grommela Donovan.
— Bon Dieu, intervint une voix féminine. Quelle est cette odeur ?
— C’est cet homme, expliqua l’un des hommes. Nous l’avons trouvé étendu là.
— Que voulez-vous que nous fassions de lui ? s’enquit un autre homme.
L’inconnue demeura silencieuse. Était-il si mal en point ? Était-ce la fameuse Estes ? Il ne s’était guère attendu à ce que ce fût une femme et cette surprise était presque douce. La plupart du temps, Donovan appréciait un bon choc. Cela lui donnait la sensation d’être vivant. C’était le cas en cet instant. Il aurait aimé avoir l’énergie d’ouvrir les yeux pour savourer la vue de cette femme capitaine. Elle devait être grosse et robuste pour commander ainsi la loyauté de ces hommes.
Qu’ils aillent tous au diable. Il voulait avoir un aperçu de cette femme. Peut-être cela lui donnerait-il la force de rester en vie. Ainsi pourrait-il ensuite se rendre au Château Manchester et parler de la femme capitaine à Garrick. Ils se paieraient une bonne tranche de rigolade. Cela suffirait à le maintenir dans un état de sobriété pendant un court moment. Il y avait des moments où il n’était pas ivre, mais ils se faisaient rares. Ce pourrait être le catalyseur, pour sa part.
Il ouvrit lentement les yeux. Il cligna des paupières plusieurs fois. Peut-être était-il mort. La femme devant lui n’était ni grosse ni robuste. Elle était menue, ses hanches étroites moulées dans un pantalon en cuir, revêtue d’une ample chemise blanche sous un gilet en cuir. Ses cheveux blond vénitien étaient tressés et tombaient en cascade dans son dos. Ces yeux bleu saphir cependant… il ne pourrait jamais les oublier et ce même dans une autre vie.
— Estella ?
Enfer et damnation. Qu’est-ce que Donovan fabriquait sur son navire ? Elle avait toujours eu l’intention de le retrouver après la fin de son exil. Elle ne pouvait pas encore retourner à Londres. Son beau-père continuait de la traquer. Du moins le croyait-il. Il envoyait ses espions ici et là pour la surveiller. Ce que le duc ne savait pas, c’était qu’Estella avait elle aussi des espions. Elle avait vent de leur venue avant même qu’ils ne soient arrivés à destination. Lorsqu’elle recevait le message, elle se rappelait toujours de se trouver chez elle. La plupart du temps, elle y était, de toute façon ; cependant, de temps à autre elle devait monter au bord du navire afin de s’assurer que tout se passait comme prévu.
Le duc ne lui laissait pas beaucoup d’argent pour vivre. En réalité, il ne lui avait pas envoyé le moindre sou depuis son arrivée. Elle avait dû trouver un moyen de survivre et avait gardé cette première somme pour la doubler, puis l’avait doublée jusqu’à obtenir assez pour survivre toute l’année. En faisant ses comptes, elle réalisa alors qu’elle ne pouvait plus continuer à jouer aux jeux d’argent. Il n’y avait pas assez d’argent pour qu’elle se refasse de cette manière, et les chances de gagner s’avéraient à chaque fois faibles. Cela ne la dérangeait pas de prendre des risques, mais il fallait que cela en vaille le coup. C’est alors qu’elle avait entendu quelqu’un se vanter au sujet d’une entreprise maritime. Sur le moment, elle n’avait pas compris ce qu’était cette entreprise exactement, mais elle avait misé dessus néanmoins. Elle avait joué au plus intense jeu de cartes de sa vie et remporté le navire de l’homme, ainsi que son respect. C’était son second à présent, et il lui demandait de l’épouser une fois par semaine.
Elle ne répondit pas à Donovan. Il était clairement ivre. Peut-être avait-il oublié qu’il l’avait déjà vue. Elle se tourna vers ses hommes et ordonna :
« Donnez-lui un bain. Une fois que ce sera fait, attachez-le au lit dans ma chambre.
Ses boucles blondes aux beaux et naturels reflets dorés étaient durcies par la saleté et la graisse. La couleur de sa peau était blanche et à la limite du translucide, excepté pour ses joues. Elles affichaient une teinte rougeaude due à l’alcool. S’il n’y avait pas eu cette coloration, il aurait semblé mort. Ses yeux néanmoins… c’était ce qu’il y avait de pire selon Estella. Les profondeurs bleues qu’ils recelaient possédaient un éclat vitreux et la traversaient comme si elle n’avait pas été là. C’est à cet instant qu’elle comprit dans quel piteux état il se trouvait et qu’elle devait l’aider.
— Vous pensez à vous servir de lui ? l’interrogea l’homme, le choc se devinant dans sa voix.
Estella ne se servirait jamais de Donovan. Elle ne voulait pas qu’il aie le contrôle du navire. L’attacher relevait d’un acte de pitié qu’elle n’aurait accordée à personne d’autre. Cependant, elle le devait à Donovan. Elle ne pouvait le dire à ses hommes, pourtant. Ils comprenaient la violence, elle devait leur faire croire qu’elle était le genre de femme capable de tout. Elle posa la paume de sa main sur la garde de sa rapière — reconnaissante de ces leçons d’escrime reçues avant la mort de sa mère. Elles lui avaient donné les compétences requises pour représenter la brute assoiffée de sang à laquelle ces hommes s’attendaient. La rapière était plus dangereuse que le fleuret dont elle se servait en temps normal, pourtant.
— Êtes-vous en train de me