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Juin 1838, au Fort Independence, sur les frontières de l’État de Missouri, au bord du fleuve du même nom.
Les caravanes se préparent.
C’est un désordre fou d’animaux et de marchandises. On s’interpelle dans toutes les langues. Des Allemands, des Français, des Anglais, des Espagnols, des Indiens, des Nègres se bousculent affairés.
Les départs s’effectuent à cheval, en voiture, en longues théories de wagons couverts tirés par douze couples de bœufs. Certains partent seuls, d’autres en nombreuse compagnie. Les uns rentrent aux États-Unis, les autres en sortent, tirent au sud, vers Santa Fé, ou au nord, dans la direction du grand col qui franchit les montagnes.
Les pionniers qui s’en vont de l’avant, sans esprit de retour, à la recherche de terres plus fertiles ou d’un coin qui sera leur nouvelle patrie, sont bien rares. La plupart de ces gens sont des marchands, des chasseurs ou des trappeurs qui s’équipent en vue des grands froids des pays de l’Hudson Bay. S’ils atteignent les rives des grands fleuves glacés qui n’ont pas encore de nom, mais où fourmillent les castors et les bêtes aux fourrures précieuses, ils reviendront dans trois ou sept ans ; de même, les marchands reviendront l’année prochaine renouveler leur stock d’articles de traite. Aussi tous assistent au départ d’une petite troupe bien armée qui se compose de Johann August Suter, du capitaine Ermatinger, de cinq missionnaires et de trois femmes. La garnison du fort tire un feu de salve en leur honneur quand ils s’engagent sur la piste qui les mènera en extrême ouest, en Californie.
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Durant les trois mois qu’il vient de passer à Fort Independence, Johann August Suter a mûri son plan. Sa résolution est prise.
Il ira en Californie.
Il connaît la piste jusqu’à Fort Van Couver, le dernier, et si certains renseignements qu’il a pu se procurer ne sont pas trompeurs, il saura continuer plus loin.
La Californie n’attire encore l’attention ni de l’Europe ni des États-Unis. C’est un pays d’une richesse incroyable. La république de Mexico s’est approprié les trésors accumulés durant des siècles dans les Missions. Il y a des terres, des prairies, des troupeaux innombrables qui sont à la merci d’un coup de main.
Il faut oser et réussir.
On peut s’en emparer.
Il est prêt.
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La piste s’étend sur des milliers de lieues, flanquée, tous les cent milles, d’un fort en bois entouré d’une palissade. Les garnisons, munies même de canon, luttent avec les Peaux Rouges. C’est une guerre d’atrocités et d’horreurs. Il n’y a pas de pardon. Malheur à la petite troupe qui tombe entre les mains des sauvages ou dans l’embuscade dressée par les chasseurs de scalps.
Suter est tout décidé.
Il chevauche, en tête, monté sur son mustang « Wild Bill » et siffle un air du carnaval de Bâle, un air de fifre. Il pense au petit garçon de Rünenberg à qui il avait donné son dernier écu. Alors il arrête son cheval. Pile ou face ? Et tandis que le doublon monte au ciel comme une alouette : pile, gagne ; face, perd. C’est pile. Il réussira. Et il se remet en marche sans même avoir arrêté ses compagnons, mais plein d’une force nouvelle. Première et dernière hésitation. Maintenant, il ira jusqu’au bout.
Ses compagnons de route sont : le capitaine Ermatinger, un officier qui va relever le commandant du Fort Boisé ; les cinq missionnaires, cinq Anglais envoyés par la Société biblique de Londres pour étudier les dialectes des tribus indiennes Cree, au nord de l’Orégon ; les trois femmes, des blanches qui sont les trois femmes de ces sept hommes. Tous le quitteront en cours de route, Suter continuera seul, à moins qu’il ne continue seul avec les trois femmes.
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La piste remonte la rive droite du Missouri, puis elle oblique à gauche et suit durant plus de quatre cents lieues, la rive occidentale du Nebraska ; elle franchit les montagnes Rocheuses près du pic Frémont qui atteint 13 000 pieds, à peu de chose près la hauteur du Mont-Blanc. Nos voyageurs la suivent déjà depuis trois semaines. Ils ont traversé des solitudes toujours plates, des océans d’herbes où des orages quotidiens, d’une violence inouïe, éclatent soudainement sur le coup de midi pour ne durer qu’un quart d’heure, puis le ciel redevient serein, d’un bleu dur sur les franges vertes de l’horizon. Ils campent sous le croissant de la lune moucheté d’une belle étoile ; inutile de songer au sommeil, des myriades d’insectes bourdonnent autour d’eux, des milliers de crapauds et de grenouilles saluent la lente éclosion des étoiles. Les coyotes jappent. C’est l’aube, l’heure magique des oiseaux, les deux notes invariables de la perdrix. On repart. La piste fuit sous les sabots rapides des montures. Le fusil au poing, on quête une proie possible. Des cerfs bondissent sur le chemin. Dans le prolongement du sentier, le soleil, semblable à une grosse orange, monte très vite vers le zénith.
Enfin, voici qu’ils ont atteint la grande faille du sud, l’Evans Pass. Ils sont sur le sommet de la muraille qui sépare les États-Unis des territoires de l’ouest, à la frontière, à 7 000 pieds au-dessus du niveau de la mer, à 960 lieues du Fort Independence.
Et maintenant, en avant !
La piste n’est plus frayée.
D’ici à l’embouchure de l’Orégon, sur le Pacifique, il y a encore quatorze cents lieues.
En avant, il n’y a plus de sentier.
Le 1er août, ils arrivent au Fort Hall. Le commandant veut les retenir. Les Peaux Rouges sont sur les sentiers de la guerre. Mais Suter veut partir. Ils ont déjà traversé les territoires de tant de tribus en guerre ! Ils repartent le 4 août. Une escorte les accompagne trois jours.
Le 16 août, ils arrivent au Fort Boisé où il y a un grand comptoir de la Compagnie de l’Hudson Bay. Le capitaine Ermatinger les quitte là, il a rejoint son poste ; deux femmes entrent au comptoir de la Compagnie. Ce qui reste de la petite troupe continue sa route à travers un pays infesté d’Indiens Kooyutt. Il y a eu une grande famine, les Indiens harponnent le saumon, bien que ça ne soit pas la saison de pêche ; ils sont farouches et menaçants. Il y en a plein des canoës dans les rivières.
Suter et ses compagnons traversent la région des grandes forêts de pins géants et arrivent, fin septembre, à Fort Van Couver, qui est un grand centre de pelleterie. Les missionnaires sont rendus. La dernière femme est morte en route de privations.
Suter reste seul.
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Un homme décidé est toujours bien reçu dans ce poste perdu à l’extrême bout du continent américain et Suter n’a pas froid aux yeux. On lui fait des propositions avantageuses ; mais, lui, les refuse toutes, en proie à son idée fixe.
Il veut aller en Californie.
Et, aujourd’hui, si près du but, il se trouve encore une fois en face d’obstacles censément infranchissables.
L’avis des hommes du poste est unanime. Le voyage par terre est impossible. Les Indiens Apaches sont en pleine ébullition. Dernièrement encore ils ont massacré des chasseurs d’ours qui s’étaient risqués dans les hautes vallées des Cascades. Il n’y a qu’une seule voie pour se rendre en Californie, c’est la voie de la mer. Mais il n’y a pas de bateau, et la navigation est difficile dans des parages toujours périlleux. Il est vrai qu’un voilier pourrait s’y rendre en trois semaines.
Suter n’en écoute pas davantage. Il se rend au bord de l’eau. Un trois-mâts-barque est embossé dans la rivière. C’est le Columbia qui se rend aux îles Sandwich. Tous les chemins mènent à Rome, aurait dit le père Haberposch. Suter s’entend avec le patron, négocie son passage, et, le 8 novembre, quand le Columbia appareille, il est en train d’installer sa cahute sur le pont.
Chapitre IV