Lescaut, qui ne manquait pas d’esprit et de prudence, me représenta qu’il fallait aller bride en main ; que mon évasion de Saint-Lazare et le malheur qui m’était arrivé en sortant causeraient infailliblement du bruit ; que le lieutenant général de police me ferait chercher, et qu’il avait le bras longs ; enfin que si je ne voulais pas être exposé à quelque chose de pis que Saint-Lazare, il était à propos de me tenir couvert et renfermé pendant quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s’éteindre. Son conseil était sage ; mais il aurait fallu l’être aussi pour le suivrе. Tant de lenteur et de ménagements ne s’accordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se réduisit à lui promettre que je passerais le jour suivant à dormir. Il m’enferma dans sa chambre, où je demeurai jusqu’au soir.
J’employai une partie de ce temps à former des projets et des expédients pour secourir Manon. J’étais bien persuadé que sa prison était encore plus impénétrable que n’avait été la mienne. Il n’était pas question de force et de violence, il fallait de l’artifice ; mais la déesse même de l’invention n’aurait pas su par où commencer. J’y vis si peu de jour, que je remis à considérer mieux les choses lorsque j’aurais pris quelques informations sur l’arrangement intérieur de l’hôpital.
Aussitôt que la nuit m’eût rendu la liberté, je priai Lescaut de m’accompagner. Nous liâmes conversation avec un des portiers, qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d’être un étranger qui avait entendu parler avec admiration de l’Hôpital Général et de l’ordre qui s’y observe. Je l’interrogeai sur les plus minces détails, et de circonstance en circonstance nous tombâmes sur les administrateurs, dont je le priai de m’apprendre les noms et les qualités. Les réponses qu’il me fit sur ce dernier article me firent naître une pensée dont je m’applaudis aussitôt, et que je ne tardai point à mettre en œuvre. Je lui demandai, comme une chose essentielle à mon dessein, si ces messieurs avait des enfants. Il me dit qu’il ne pouvait pas m’en rendre un compte certain, mais que pour monsieur de T***, qui était un des principaux, il lui connaissait un fils en âge d’être marié, qui était venu plusieurs fois à l’hôpital avec son père. Cette assurance me suffisait.
Je rompis presque aussitôt notre entretien, et je fis part à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j’avais conçu. « Je m’imagine, lui dis-je, que monsieur de T*** le fils, qui est riche et de bonne famille, est dans un certain goût de plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son âge. Il ne saurait être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d’amour. J’ai formé le dessein de l’intéresser à la liberté de Manon. S’il est honnête homme et qu’il ait des sentiments, il nous accordera son secours par générosité. S’il n’est point capable d’être conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable, ne fût-ce que par l’espérance d’avoir part à ses faveurs. Je ne veux pas différer de le voir, ajoutai-je, plus longtemps que jusqu’à demain. Je me sens si consolé par ce projet, que j’en tire un bon augure. »
Lescaut convint lui-même qu’il y avait de la vraisemblance dans mes idées, et que nous pouvions espérer quelque chose par cette voie. J’en passai la nuit moins tristement.
Le matin étant venu, je m’habillai le plus proprement qu’il me fut possible dans l’état d’indigence où j’étais et je me fis conduire dans un fiacre à la maison de monsieur de T***. Il fut surpris de recevoir la visite d’un inconnu. J’augurai bien de sa physionomie et de ses civilités. Je m’expliquai naturellement avec lui ; et, pour échauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion et du mérite de ma maîtresse comme de deux choses qui ne pouvaient être égalées que l’une par l’autre. Il me dit que quoiqu’il n’eût jamais vu Manon, il avait entendu parler d’elle, du moins s’il s’agissait de celle qui avait été la maîtresse du vieux G*** M***. Je ne doutai point qu’il ne fût informé de la part que j’avais eue à cette aventure ; et, pour le gagner de plus en plus en me faisant un mérite de ma confiance, je lui racontai le détail de tout ce qui était arrivé à Manon et à moi. « Vous voyez, monsieur, continuai-je, que l’intérêt de ma vie et celui de mon cœur sont entre vos mains. L’un ne m’est pas plus cher que l’autre. Je n’ai point de réserve avec vous, parce que je suis informé de votre générosité, et que la ressemblance de nos âges me fait espérer qu’il s’en trouvera quelqu’une dans nos inclinations. »
Il parut fort sensible à cette marque d’ouverture et de candeur. Sa réponse fut celle d’un homme qui a du monde et des sentiments ; ce que le monde ne donne pas toujours, et qu’il fait perdre souvent. Il me dit qu’il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu’il regarderait mon amitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu’il s’efforcerait de la mériter par l’ardeur de ses services.
Nous ne nous séparâmes qu’après être convenus du temps et du lieu où nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l’après-midi du même jour.
Je l’attendis dans un café, où il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous prîmes ensemble le chemin de l’hôpital.
Monsieur de T*** parla à quelques concierges de la maison, qui s’empressèrent de lui offrir tout ce qui dépendait d’eux pour sa satisfaction. Il se fit montrer le quartier où Manon avait sa chambre, et l’on nous y conduisit avec une clef d’une grandeur effroyable qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui était celui qu’on avait chargé du soin de la servir, de quelle manière elle avait passé le temps dans cette demeure. Il nous dit que c’était une douceur angélique ; qu’il n’avait jamais reçu d’elle un mot de dureté ; qu’elle avait versé continuellement des larmes pendant les six premières semaines après son arrivée ; mais que depuis quelque temps elle paraissait prendre son malheur avec plus de patience, et qu’elle était occupée à coudre du matin jusqu’au soir, à la réserve de quelques heures qu’elle employait à la lecture. Je lui demandai encore si elle avait été entretenue proprement. Il m’assura que le nécessaire du moins ne lui avait jamais manqué.
Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battait violemment. Je dis à monsieur de T*** ; « Entrez seul et prévenez-la sur ma visite, car j’appréhende qu’elle ne soit trop saisie en me voyant tout d’un coup. » La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J’entendis néanmoins leurs discours. Il lui dit qu’il venait lui apporter un peu de consolation ; qu’il était de mes amis, et qu’il prenait beaucoup d’intérêt à notre bonheur. Elle lui demanda avec le plus vif empressement si elle apprendrait de lui ce que j’étais devenu. Il lui promit de m’amener à ses pieds, aussi tendre, aussi fidèle qu’elle pouvait le désirer. « Quand ? reprit-elle. – Aujourd’hui même, lui dit-il : ce bienheureux moment ne tardera point ; il va paraître à l’instant si vous le souhaitez. » Elle comprît que j’étais à la porte. J’entrai lorsqu’elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes avec cette effusion de tendresse qu’une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d’amour répétés languissamment de part et d’autre, formèrent pendant un quart d’heure une scène qui attendrissait monsieur de T***. « Je vous porte envie, me dit-il en nous faisant asseoir ; il n’y a point de sort glorieux auquel je ne préférasse une maîtresse si belle et si passionnée. – Aussi mépriserais-je tous les empires du monde, lui répondis-je, pour m’assurer le bonheur d’être aimé d’elle. »
Tout le reste d’une conversation si désirée ne pouvait manquer d’être infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleurâmes amèrement en nous entretenant de l’état