Berin sortit à l'air libre et cligna des yeux pour se débarrasser de ses dernières larmes. Ce fut seulement au moment où l'éclat du soleil le frappa qu'il se rendit compte qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il allait faire par la suite. Que pouvait-il faire ? Il ne pouvait plus aider son fils aîné, plus maintenant, mais les autres pouvaient être n'importe où.
“Aucune importance”, se dit Berin. Il sentait sa résolution intérieure se transformer en une chose qui ressemblait au fer qu'il travaillait. “Ça ne m'arrêtera pas.”
Peut-être un voisin avait-il vu où ils étaient partis. Quelqu'un savait forcément où se trouvait l'armée et Berin savait aussi bien que quiconque qu'un homme qui fabriquait des épées pouvait toujours trouver le moyen de se rapprocher d'une armée.
En ce qui concernait Ceres … il y trouverait quelque chose. Il fallait bien qu'elle soit quelque part, parce que l'autre idée était impensable.
Berin regarda la campagne qui s'étendait autour de sa maison. Ceres était quelque part et Sartes aussi. Il prononça ses paroles suivantes à voix haute parce que c'était comme une façon d'en faire une promesse adressée à lui-même, au monde et à ses enfants.
“Je vous retrouverai tous les deux”, jura-t-il, “quoiqu'il m'en coûte.”
CHAPITRE QUATRE
Respirant avec difficulté, Sartes courait parmi les tentes de l'armée, un parchemin serré dans la main. Il s'essuya la sueur des yeux. Il savait que, s'il n'arrivait pas assez tôt à la tente de son commandant, il serait fouetté. Il se baissait rapidement et se frayait un chemin de son mieux, car il savait qu'il ne lui restait presque plus de temps. Il avait déjà été retardé bien trop souvent.
Sartes avait déjà des marques de brûlure sur les tibias à cause des fois où il s'était trompé. A présent, leurs piqûres n'étaient que quelques-unes des nombreuses qu'il avait. Il cligna des yeux, désespéré, et scruta le camp militaire en essayant de trouver la bonne direction à prendre dans l'infini quadrillage de tentes. Il y avait des signes et des étendards pour indiquer la route mais il avait encore peine à assimiler leur signification.
Sartes sentit quelque chose lui accrocher le pied. Il tomba et le monde sembla se renverser pendant sa chute. L'espace d'un instant, il crut qu'il avait trébuché sur une corde mais, quand il leva les yeux, il vit des soldats qui riaient. Celui qui se trouvait à leur tête était un homme plus âgé. Ses cheveux longs comme une barbe de trois jours viraient au gris et il avait les cicatrices que lui avaient infligées les trop nombreuses batailles qu'il avait connues.
Alors, Sartes ressentit de la peur mais aussi une sorte de résignation; c'était simplement la vie à l'armée pour un appelé comme lui. Il ne demanda pas à savoir pourquoi l'autre homme avait fait ça parce que, s'il disait quelque chose, il se ferait inévitablement battre. Pour autant qu'il sache, il y avait de fortes chances pour que cela arrive quoi qu'il fasse.
Au lieu de se révolter, il se leva et enleva la plus grande partie de la boue de sa tunique.
“Tu fais quoi, gamin ?” demanda autoritairement le soldat qui l'avait fait tomber.
“J'ai une commission pour mon commandant, monsieur”, dit Sartes en soulevant un morceau de parchemin pour que l'autre homme le voie. Il espérait que ça suffirait à lui éviter les ennuis. C'était rarement le cas, en dépit des règles qui disaient que les ordres avaient plus d'importance que toute autre chose.
Depuis qu'il était arrivé ici, Sartes avait appris que l'Armée Impériale avait beaucoup de règles. Certaines étaient officielles : quitter le camp sans permission, refuser de suivre les ordres ou trahir l'armée pouvait vous valoir la peine de mort. Si on marchait dans le mauvais sens ou qu'on faisait quelque chose sans permission, on pouvait se faire battre. Cela dit, il y avait aussi d'autres règles. Elles étaient moins officielles mais pouvaient être tout aussi dangereuses à enfreindre.
“De quelle commission s'agit-il ?” demanda à savoir le soldat. A présent, d'autres soldats se rassemblaient pour contempler la scène. Comme l'armée fournissait toujours trop peu de sources de distraction, s'il y avait la perspective d'un peu d'amusement aux dépens d'un appelé, les gens venaient y assister.
Sartes fit semblant de s'excuser de son mieux. “Je ne sais pas, monsieur. On m'a seulement ordonné de livrer ce message. Vous pouvez le lire si vous voulez.”
C'était un risque calculé. La plupart des soldats ordinaires ne savaient pas lire. Il espérait que son ton ne lui vaudrait pas de se faire gifler pour insubordination, mais il essayait aussi de ne pas montrer de peur. Ne jamais montrer de peur était une des règles tacites. L'armée avait au moins autant de règles tacites que de règles officielles. C'étaient les règles qui disaient qui il fallait connaître pour avoir accès à une meilleure nourriture, qui connaissait qui et de qui il fallait se méfier indépendamment du grade. Connaître ces règles semblait être le seul moyen de survivre.
“Bon, ben, tu ferais mieux de poursuivre ta route, dans ce cas !” rugit le soldat en envoyant un coup de pied en direction de Sartes pour le faire bouger. Les autres soldats présents rirent comme si c'était la meilleure blague qu'ils aient jamais vue.
Une des principales règles tacites semblait être qu'on pouvait tout faire aux nouveaux appelés. Depuis qu'il était arrivé, Sartes avait été frappé, giflé, battu et poussé. On l'avait fait courir jusqu'à ce qu'il ait l'impression qu'il allait s'effondrer, puis on l'avait fait courir encore plus. On l'avait chargé d'une telle quantité de matériel qu'il avait eu l'impression de tenir tout juste debout, on l'avait forcé à porter ce matériel, à creuser des trous dans le sol sans raison apparente et à travailler. Il avait entendu parler d'hommes du rang qui aimaient faire pire que ça aux nouveaux appelés. Même s'ils mouraient, quelle importance pour l'armée ? Ils étaient là pour qu'on les jette entre les mains de l'ennemi. Tout le monde s'attendait à ce qu'ils meurent.
Sartes s'était attendu à mourir dès le premier jour. A la fin de ce jour, il avait même eu l'impression d'en avoir envie. Il s'était recroquevillé à l'intérieur de la tente trop mince qu'ils lui avaient attribuée et avait frissonné en espérant que le sol veuille bien l'engloutir. Aussi impossible que cela puisse paraître, le jour suivant avait été pire. Un autre nouvel appelé, dont Sartes n'avait même pas connu le nom, avait été tué ce jour-là. On l'avait surpris en train d'essayer de s'enfuir et ils avaient tous dû assister à son exécution, comme si c'était une sorte de leçon. La seule leçon que Sartes avait tiré de tout cela avait été que l'armée était incroyablement cruelle envers ceux qui ne lui cachaient pas leur peur. C'était ce jour-là qu'il avait commencé à essayer de dissimuler sa peur, de ne pas la montrer alors qu'elle était là, en arrière-plan, à quasiment chaque moment d'éveil.
Il fit alors un détour entre les tentes et changea brièvement de direction pour passer par une des tentes du mess où, la veille, un des cuisiniers avait eu besoin qu'il l'aide à rédiger un message qu'il voulait envoyer chez lui. L'armée nourrissait tout juste ses appelés et Sartes avait des gargouillis à l'estomac à l'idée de manger, mais il ne mangea pas ce qu'il emporta avec lui quand il repartit au pas de course vers la tente de son commandant.
“Où t'étais ?” demanda l'officier. D'après le ton de sa voix, se faire ralentir par d'autres soldats ne serait pas une excuse valable. Cela dit, Sartes le savait. C'était en partie pour cela qu'il était passé par la tente du mess.
“Je suis passé prendre ça, monsieur”, dit Sartes en sortant la tarte aux pommes qui était la préférée de l'officier, d'après ce qu'il avait entendu. “Je savais que vous n'auriez peut-être pas l'occasion d'aller la chercher vous-même.”
L'officier changea immédiatement d'attitude. “C'est très gentil, appelé —”
“Sartes, monsieur.”