— Ça va si mal que ça ? demanda-t-elle.
Il détourna les yeux, pour qu’elle change de sujet. Tous deux se turent un long moment.
— Qu’est-ce que tu as caché par terre ? demanda-t-elle.
Bill releva aussitôt la tête et sourit. Même dans cet état, elle ne ratait rien.
— Je ne cache rien, dit Bill en ramassant l’enveloppe et en la posant sur la table. Quelque chose dont j’aimerais te parler.
Riley lui adressa un sourire denté. Bien sûr, elle savait parfaitement ce qui l’amenait chez elle.
— Montre-moi, dit-elle avant de jeter un coup d’œil nerveux en direction de April. Viens, on va dehors. Je ne veux pas qu’elle voie ça.
Riley quitta ses pantoufles et sortit pieds nus dans le jardin, suivie de Bill. Ils s’assirent à la vieille table de pique-nique en bois, qui était là depuis que Riley avait emménagé. Bill embrassa du regard le petit jardin dans lequel se dressait un arbre solitaire. Ils étaient entourés par les bois, à en oublier presque que la ville était si proche.
— Trop isolé, pensa-t-il.
Il n’avait jamais pensé que cette maison convenait à Riley. On aurait dit un petit ranch, délabré, très ordinaire, à quinze miles de la ville. On y accédait par une route secondaire qui traversait les champs et les forêts. Cela dit, il ne pensait pas non plus que la vie en banlieue lui aurait beaucoup plus convenu… Il ne l’imaginait pas faire la tournée des cocktails. Au moins, elle pouvait se rendre en voiture à Fredericksburg et prendre l’Amtrak jusqu’à Quantico quand elle venait travailler. Quand elle pouvait travailler.
— Montre-moi, dit-elle.
Il étala les photographies et les comptes-rendus sur la table.
— Tu te souviens de l’affaire Daggett ? demanda-t-il. Tu avais raison. Le tueur n’en avait pas terminé.
Les yeux de Riley s’agrandirent à mesure qu’elle examina les images. Elle étudia le dossier avec attention, en silence, et Bill se demanda si ce n’était pas justement ce qu’il lui fallait pour revenir – ou bien si cela ne ferait que la repousser.
— Eh bien, qu’en penses-tu ? demanda-t-il enfin.
Pour toute réponse, le silence. Elle n’avait pas encore tout regardé.
Enfin, elle leva la tête et il fut stupéfait de voir des larmes briller dans ses yeux. Il ne l’avait jamais vu pleurer auparavant, pas même devant les pires crimes, pas même devant un cadavre. Ce n’était pas la Riley qu’il connaissait. Le tueur lui avait fait quelque chose, plus encore qu’il ne l’avait cru.
Elle ravala un sanglot.
— J’ai peur, Bill, dit-elle. J’ai tellement peur. Tout le temps. De tout.
Bill sentit son cœur se serrer. Il se demanda si la vieille Riley était partie, celle qui se montrait toujours plus solide que lui, le roc sur lequel il pouvait s’appuyer en cas de pépin. Elle lui manquait plus qu’il n’aurait su le dire.
— Il est mort, Riley, dit-il le plus fermement que possible. Il ne peut plus rien te faire.
Elle secoua la tête.
— Tu n’en sais rien.
— Bien sûr que si, répondit-il. Ils ont retrouvé son corps après l’explosion.
— Ils n’ont pas pu l’identifier, dit-elle.
— Tu sais que c’était lui.
En pleurs, elle laissa tomber sa tête dans sa main. Il saisit l’autre qui reposait sur la table.
— C’est une nouvelle affaire, dit-il. Ça n’a rien à voir avec ce qui t’est arrivé.
Elle secoua la tête.
— Ça ne change rien.
Lentement, sans cesser de pleurer, elle repoussa le dossier, en évitant son regard.
— Je suis désolée, dit-elle en lui rendant l’enveloppe d’une main tremblante. Je crois que tu devrais t’en aller.
Choqué et triste, Bill reprit le dossier. Jamais il n’aurait pu imaginer ça.
Il resta assis un instant, en luttant pour ne pas verser de larmes à son tour. Enfin, il lui tapota doucement la main, se leva et traversa la maison. Pendant tout ce temps, April était restée assise dans le salon : les yeux clos, elle dodelinait de la tête au rythme de la musique.
*
Riley demeura seule, en pleurs, assise devant sa table de pique-nique, après le départ de Bill.
Je pensais que ça allait mieux, pensa-t-elle.
Elle aurait vraiment voulu que ce soit le cas, pour Bill. Elle avait été certaine de s’en sortir. Échanger des banalités dans la cuisine n’avait pas été difficile. Quand ils étaient sortis, quand elle avait consulté le dossier, elle avait cru que tout irait bien. Mieux que bien, vraiment. L’affaire l’avait attirée. Sa passion pour son travail s’était rallumée. Elle avait voulu repartir sur le terrain. Bien sûr, elle s’était imaginée dans sa tête ces meurtres quasi identiques comme un puzzle à résoudre, un jeu abstrait qui sollicitait son intellect. Elle avait réussi, au début. Son thérapeute lui avait dit qu’elle serait obligée de déconstruire les affaires de cette manière pour espérer reprendre son travail.
Mais alors, pour une raison ou pour une autre, le puzzle était redevenu ce qu’il était vraiment : une monstrueuse tragédie humaine, qui avait causé la mort de deux femmes innocentes dans les affres de l’agonie et de la terreur. Soudain, elle s’était posé la question : est-ce qu’elles ont autant souffert que moi ?
Son corps avait été submergé par la panique et la peur. Et l’embarras, la honte. Bill était son partenaire et son meilleur ami. Elle lui devait tant. Il était resté à ses côtés ces dernières semaines, alors que tous les autres l’abandonnaient. Elle n’aurait pas survécu à l’hôpital sans lui. La dernière chose qu’elle voulait, c’était qu’il la voit ainsi, dans un tel état d’impuissance.
Elle entendit April crier à travers la porte du jardin.
— Maman, on doit manger tout de suite ou je vais être en retard.
Elle eut envie de crier à son tour : « Prépare ton petit déjeuner toute seule ! »
Mais elle se retint. Ses disputes avec April l’épuisaient. Elle avait depuis longtemps abandonné la lutte.
Elle se leva et retourna dans la cuisine. Elle détacha une feuille d’essuie-tout, sécha ses larmes et moucha son nez, puis se prépara à cuisiner. Elle tâcha de se souvenir des mots de son thérapeute : Même les activités de routine vont demander beaucoup d’efforts, du moins pendant quelques temps. Il fallait qu’elle accepte de faire les choses petit à petit.
D’abord, retirer les ingrédients du réfrigérateur : la boîte d’œufs, le paquet de bacon, le beurre, le pot de confiture, parce que April aimait la confiture, même si Riley n’en raffolait pas. Elle suivit les étapes, jusqu’à déposer six tranches de bacon dans la poêle et allumer le gaz.
Elle chancela et recula à la vue de la flamme bleu-jaune Elle ferma les yeux, envahie par les souvenirs.
Riley gisait dans un espace exigu sous le plancher d’une maison, enfermée dans une cage artisanale. La seule lumière venait du chalumeau au propane. Le reste du temps, elle restait dans les ténèbres. Le plancher était couvert de poussière. Les planches au-dessus de sa tête étaient si basses qu’elle pouvait à peine s’accroupir.
L’obscurité était totale, même quand il ouvrait une petite porte et la rejoignait dans cet espace confiné. Elle