“Je ne sais pas ce qui m’a mise dans un tel état”, dit-elle en conclusion.
“Je crois que vous le savez”, suggéra le Dr Lemmon.
“Pourriez-vous expliquer ?” répliqua Jessie.
“Eh bien, je me demande si vous avez paniqué en présence d’une quasi-inconnue parce que vous pensiez que vous n’aviez aucun autre endroit où laisser aller votre anxiété. Permettez que je vous pose une question : avez-vous des événements ou des décisions stressants dont la date approche ?”
“Vous voulez dire mis à part un rendez-vous chez le gynécologue dans deux heures pour voir si j’ai guéri de ma fausse couche, un autre rendez-vous pour finaliser mon divorce de l’homme qui a essayé de m’assassiner, un autre pour vendre la maison que nous avons habitée ensemble ? Ou voulez-vous dire accepter le fait que mon père tueur en série me recherche, décider d’aller ou pas en Virginie pendant deux mois et demi pour que les instructeurs du FBI se moquent de moi ou devoir déménager de l’appartement de mon amie pour qu’elle arrive à dormir correctement ? Mis à part ces choses-là, je dirais que je vais bien.”
“Effectivement, cela semble faire beaucoup”, répondit le Dr Lemmon sans tenir compte du sarcasme de Jessie. “Et si on commençait par vos préoccupations immédiates avant d’envisager les autres ?”
“C’est vous le patron”, marmonna Jessie.
“En fait, non. Cela dit, parlez-moi de votre prochain rendez-vous. Pourquoi vous préoccupe-t-il ?”
“Le problème n’est pas qu’il me préoccupe”, dit Jessie. “Le docteur m’a déjà annoncé qu’on dirait que je n’ai pas de blessures permanentes et que je pourrai avoir des enfants dans l’avenir. Le problème, c’est plutôt que ce rendez-vous va me rappeler ce que j’ai perdu et comment je l’ai perdu.”
“Vous parlez de la fois où votre mari vous a droguée pour pouvoir vous accuser d’avoir assassiné Natalia Urgova ? Et aussi du fait que la drogue qu’il a utilisée a provoqué votre fausse couche ?”
“Oui”, dit sèchement Jessie. “C’est de ça que je parle.”
“Eh bien, à mon avis, personne n’évoquera ce sujet”, dit le Dr Lemmon, un sourire aimable aux lèvres.
“Donc, vous dites que je me crée du stress pour une situation qui n’a rien de stressant ?”
“Je dis que, si vous affrontez vos émotions à l’avance, cela pourra être moins accablant que vous le croyez quand vous serez en présence du docteur.”
“C’est plus facile à dire qu’à faire”, dit Jessie.
“Tout est plus facile à dire qu’à faire”, répondit le Dr Lemmon. “Pour l’instant, laissons ça de côté et passons à votre divorce qui vient. Comment se passent les choses dans ce domaine-là ?”
“La maison est entiercée. Donc, j’espère que cela se fera sans complications. Mon avocat dit que ma demande de divorce accéléré a été approuvée et que tout devrait être terminé avant la fin de l’année. Je vais bénéficier d’un avantage pour ça : comme la Californie est un état de propriété communautaire, j’aurai droit à la moitié des actifs de mon mari assassin. Il récupérera lui aussi la moitié des miens alors qu’il sera jugé pour neuf crimes graves au début de l’année prochaine. Cela dit, comme j’ai été étudiante jusqu’à une date qui ne remonte qu’à quelques semaines, il ne touchera pas grand-chose.”
“OK. Qu’est-ce que cela vous inspire ?”
“Je suis contente de toucher cet argent. Je dirais que je l’ai largement mérité. Saviez-vous que j’ai utilisé l’assurance santé de son travail pour payer les soins que j’ai reçus pour guérir la blessure qu’il m’avait faite avec un tisonnier ? Ça me semble juste. Autrement, je serai contente quand tout sera fini. Ce que je veux le plus, c’est passer à autre chose et essayer d’oublier que j’ai presque passé dix ans de ma vie avec un sociopathe sans jamais m’en rendre compte.”
“Vous pensez que vous auriez dû vous en rendre compte ?” demanda le Dr Lemmon.
“J’essaie de devenir une profileuse criminelle professionnelle, docteur. Comment pourrais-je être bonne si je n’ai pas remarqué le comportement criminel de mon propre mari ?”
“Nous en avons déjà parlé, Jessie. Même les meilleurs profileurs ont parfois du mal à repérer des comportements illicites chez leurs proches. Il faut souvent jouir d’une distance professionnelle pour voir ce qui se passe vraiment.”
“Je suppose que vous me le dites en vous basant sur votre expérience personnelle ?” demanda Jessie.
En plus d’être thérapeute du comportement, Janice Lemmon était une consultante criminelle très estimée qui avait travaillé à plein temps pour la Police de Los Angeles. Il lui arrivait encore de leur proposer ses services.
Le Dr Lemmon avait utilisé son influence considérable pour que Jessie obtienne la permission de visiter l’hôpital d’état de Norwalk et puisse ainsi interviewer le tueur en série Bolton Crutchfield dans le cadre de son travail universitaire. De plus, Jessie soupçonnait que le docteur avait aussi joué un grand rôle pour faire accepter Jessie au Programme de l'Académie Nationale du FBI, programme très prisé qui, en général, ne prenait que des enquêteurs locaux expérimentés, pas des étudiants diplômés depuis peu et quasiment dépourvus d’expérience pratique.
“Effectivement”, dit le Dr Lemmon, “mais nous pourrons en reparler une autre fois. Aimeriez-vous parler de ce que vous avez ressenti à l’idée d’avoir été manipulée par votre mari ?”
“Je ne dirais pas que j’ai été complètement manipulée. Après tout, à cause de moi, il est en prison et trois personnes, dont moi, ont échappé à la mort. C’est quand même pas mal, non ? Après tout, j’ai tout de même fini par comprendre. Je ne crois pas que les policiers y seraient arrivés.”
“Bien vu. D’après votre ironie, j’imagine que vous préféreriez passer à autre chose. Et si nous parlions de votre père ?”
“Vraiment ?” demanda Jessie, incrédule. “Faut-il qu’on continue avec lui ? On ne pourrait pas plutôt parler de mes problèmes de logement ?”
“D’après ce que j’ai compris, les deux sont liés. Après tout, les cauchemars qui vous poussent à vous réveiller en criant ne sont-ils pas la raison pour laquelle votre colocataire n’arrive pas à dormir ?”
“Vous êtes injuste, docteur.”
“Je ne fais que travailler à partir de ce que vous me dites, Jessie. Si vous ne vouliez pas que je sois au courant, vous n’en auriez jamais parlé. Puis-je supposer que ces rêves sont liés à l’assassinat de votre mère par votre père ?”
“Ouais”, répondit Jessie sur un ton jovial à l’excès. “Même si le Bourreau des Ozarks s’est fait discret, il tient encore une victime dans ses griffes.”
“Est-ce que les cauchemars sont devenus pires depuis notre dernière rencontre ?” demanda le Dr Lemmon.
“Je ne dirais pas pires”, corrigea Jessie. “Dans l’ensemble, ils sont restés au même niveau affreux et terrifiant.”
“Cependant, ils ont vraiment été plus fréquents et plus intenses depuis que vous avez reçu le message, n’est-ce pas ?”
“Je suppose que nous parlons du message que Bolton Crutchfield m’a fait passer pour me révéler qu’il avait été en contact avec mon père, qui aimerait beaucoup me retrouver.”
“C’est bien le message dont nous parlons.”
“Dans