Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé.
Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.
AURORE
XXVII
A M. CARON, A PARIS
Bordeaux, 4 juin 1829.
Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire; c'est pour avoir l'avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous ceux qui vous entourent!
C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon père! de combien de soins, de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, n'eussions-nous pas entouré votre vieillesse! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts crus; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une heure de l'après-midi; mais, hélas! où êtes-vous?
Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, que nous flânons comme…? comme vous. Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière; nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est à n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d'un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l'eau bénite autour de vous.
Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l'hôtel de France52, je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.
Nous avons ici M. Desgranges53, que vous connaissez je crois. Plus, l'avocat général54, qui me charge de vous-dire mille choses affectueuses et obligeantes.
Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit.
Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant. Ce n'est pas que je m'en inquiète beaucoup: j'ai, comme vous, bon père, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.
Ah çà, que faites-vous? N'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires et n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? Vous savez que vous vous êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'être, ô vertueux père de famille, votre fille et amie,
AURORE.
Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle.
XXVIII
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Bordeaux, 11 juin 1829
Dites-moi donc, ma chère petite mère, ce que c'est que cette histoire de naufrage qui m'a frappée dans mon enfance et qui s'est passée, autant qu'il m'en souvient, aux lieux où je suis? Je vous vois encore tout effrayée; je me rappelle mon père se jetant à l'eau pour sauver son sabre, après nous avoir mises en sûreté; puis les jurements des matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation.
Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est arrivé et que je puisse me vanter d'avoir couru un fameux danger. Ce sera d'autant plus nécessaire à ma gloire, que, dans l'expédition que je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite tempête.
Vous qui avez été partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule sur un rocher au milieu de la mer, vis-à-vis des côtes de la Saintonge et de la Gascogne. On prétend que c'est un voyage difficile et dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes excellents! Enfin l'humiliation a été complète, aucun de nous n'a eu le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne dirai pas aussi frais, car nous étions noirs comme des Cafres et rouges comme des Caraïbes), en un mot aussi dispos que si nous eussions fait un tour sur le boulevard de Gand.
Un succès aussi facile me donne une fière envie de faire le tour du monde sur un navire, et d'aller à la Chine comme qui prend une prise de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi datée de Pékin. Pour le moment, je tâcherai de me contenter des pékins qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a bien aussi ses Chinois et ses magotes.
Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir à Nohant cet été. Dieu vous maintienne dans cette bonne idée!
Adieu, chère maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas digne, je baise votre pantoufle.
XXIX
A LA MÊME
Nohant, 1er août 1829.
Ma chère maman,
Je suis enfin de retour et Hippolyte est près de moi avec sa famille. Sa femme est bien fatiguée; mais j'espère que quelques jours de repos la remettront. J'ai passé chez ma belle-mère quinze jours fort agréables, qui m'ont rétablie à peu près. J'en avais grand besoin, j'étais souffrante jusqu'à perdre patience; malgré cela, je me félicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque entièrement passé dans mon lit, mon séjour à Bordeaux m'a offert beaucoup de plaisirs de mon goût, c'est-à-dire point de monde et beaucoup de courses.
Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini à me retrouver chez moi avec tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour être parfaitement heureux.
Nous goûtons dans tout son charme le calme de la vie paisible et retirée; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous le croyons ainsi. Nos jours s'écoulent comme des heures, et sans que rien pourtant en interrompe l'uniformité. Cette paix profonde est fort du goût de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle lui donne une liberté parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup à cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranché tout doucement beaucoup de mes relations. J'étais très fatiguée, je pourrais même dire ennuyée, de voir autant de monde. Une société nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois que vous êtes tout à fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on ait eu le temps d'apprécier leurs qualités et leurs défauts. Je m'en tiens donc à deux ou trois femmes