DE SYDNEY À ADÉLAÏDE[1]
(AUSTRALIE DU SUD)
.... Le 1er mars dernier (1860), jour et mois correspondant, ne l'oubliez pas, au 1er septembre de notre hémisphère, je quittai Sydney, m'acheminant vers le sud dans une charrette à deux chevaux. Une bonne route parallèle à la côte nous conduisit d'abord jusqu'à Campbell-Town. En y arrivant nous apprîmes, à notre grand regret, que le pont de Camden avait été enlevé par les dernières crues; il fallut nous lancer dans un chemin de traverse; quel chemin! Jamais je ne l'oublierai; en partant au point du jour, et ne nous arrêtant qu'à la nuit, nous faisions tant bien que mal nos quinze kilomètres. Mme de Sévigné, mettant vingt journées, au temps du grand roi, pour se rendre de Paris à Grignan, allait d'un meilleur train. Nous arrivâmes le dimanche à Picton, que la pluie continuelle avait mis dans un état de désordre impossible à décrire. C'était un chaos de voitures embourbées, de chariots dans la vase jusqu'à l'essieu, d'hommes démoralisés déclarant qu'ils ne voulaient pas aller plus loin, offrant à tout passant et à tout prix leurs chevaux, leurs voitures et tout leur matériel. On se riait de notre prétention de pousser en avant; mais nous avions pris la vieille devise des Douglas: «Jamais en arrière;» et nous avancions…, non sans grande peine, il faut bien l'avouer. Nous traversâmes le Bargo, moitié flottant, moitié roulant; et bien nous fîmes, car les prudents qui nous blâmaient, la pluie venant de plus belle, eurent huit jours devant eux pour prendre toutes leurs précautions avant de pouvoir guéer la rivière. La malle arrive trop tard pour suivre notre exemple, et, brandissant nos fouets, en signe de triomphe railleur, nous partons pour Benima, où nous arrivons le mercredi au soir; nouveau contre-temps, du magnifique pont de pierre de cette place il ne reste aucun vestige! Que faire? Il y a bien un petit bateau de passage; un canotier hardi nous promet de nous passer avec notre bagage; mais les chevaux, mais notre charrette? On fera passer les animaux à la nage; et on traînera la machine à la remorque. Celle-ci fut assez docile, grâce à une ou deux barriques vides; mais il n'en fut pas de même des quadrupèdes rétifs, et ce ne fut pas sans efforts qu'on les décida à se lancer dans les eaux écumantes. Pendant ce temps, les bourgeois de la localité nous regardaient d'un air narquois et raillaient les chercheurs d'or. Nous passons à leur nez et à leur barbe. Nous arrivons à Goulburn le vendredi, par des chemins affreux, si tant est que cela puisse s'appeler des chemins. Après une halte de deux heures dans ce chef-lieu du comté d'Argyle, nous nous remettons en marche pour Queanbeyan que nous atteignons le dimanche. Là je laisse mes compagnons et la charrette et en me dirigeant sur une ligne d'arbres encoches, j'arrive en deux jours aux mines. J'eus une semaine tout entière à donner à l'examen des mineurs et de leurs travaux avant l'arrivée des bagages, qui mirent neuf jours à venir de Queanbeyan. Rude besogne, par ma foi, pour leurs conducteurs! Il leur fallut décharger plusieurs fois le wagon, faire passer les colis à force de bras par-dessus des troncs d'arbres, puis la charrette; plus d'une fois ils furent sur le point de tout abandonner, bagage et wagon.
Dans mon exploration, pendant mes huit jours de solitude, je vis des mineurs travaillant au bord de la rivière sur une étendue de douze kilomètres environ, les uns heureux, remplissant leur pinte de poudre d'or par jour, les autres, et comme toujours c'est le plus grand nombre, ne faisant rien, bien qu'au milieu des placers les plus riches.
J'allai aussi visiter la ville de Kiandra, qui est situé à environ deux kilomètres des plus beaux claims. Elle ne possède qu'un seul hôtel; il est tenu par un Yankee entreprenant qui se vante de pouvoir loger cent personnes. En y arrivant, je pus remarquer une vingtaine d'hommes qui, se précipitant sur un individu, lui coupèrent les cheveux, lui attachèrent les mains derrière le dos, et lui placardèrent sur les épaules un écriteau de voleur. La bande augmenta en un clin d'œil et deux cents personnes au moins furent à l'œuvre avant la fin de l'opération. Qui avec des courroies ou des étrivières, qui avec des sangles ou des ceintures, tous s'en donnaient à cœur joie sur les épaules du drôle. Je n'ai jamais entendu huer quelqu'un de la sorte; enfin quelques âmes charitables s'interposèrent, et le malheureux, étrillé de façon à s'en ressouvenir, put s'échapper.
.... Le dimanche qui, même dans les placers, devrait être un jour de repos, est ici le pire de toute la semaine: combats de chiens, boxes, querelles, jeu, ivresse, débauche de la plus honteuse espèce, tout est réservé pour le jour du Seigneur. Pendant tout le mois que je restai aux placers, je ne vis pas une seule fois célébrer le dimanche. Il faut reconnaître cependant que la nuit qui le suit et celle qui le précède sont les plus calmes de toute la semaine; on n'y entend pas surtout ces lamentables violons et autres instruments criards que la vieille Europe s'acharne à importer avec elle partout où elle va dresser son foyer ou sa tente!
Le district aurifère, l'Eldorado de la Nouvelle-Galles, s'étend sur les comtés de Murray, de Beresford, de Wallace et de Wellesley. Il forme une ligne onduleuse le long du thalweg des hautes vallées du Morumbidge et de la Snowy, creusées l'une et l'autre entre les Alpes australiennes à l'ouest, la chaîne côtière de la Nouvelle-Galles à l'orient, et descendant, la première au nord et vers l'intérieur du continent, la seconde au sud et vers le détroit de Bass. Au point de partage des eaux de ces vallées, je n'étais qu'à trois ou quatre jours de marche de la ville d'Eden et de Twofold-Bay, où j'étais sûr de trouver un prompt passage pour Sydney. Mais les aventureux habitants de Kiandra me parlèrent d'une route récemment frayée par quelques-uns d'entre eux dans la double direction de Melbourne et d'Adélaïde. Contournant par le nord-ouest la base des Alpes australiennes, elle aboutit à Albury sur le fleuve Murray, parcouru à cette époque de l'année par des bateaux à vapeur. Il y avait là une occasion tentante de voir les plaines de l'ouest, d'étudier les progrès de la colonisation le long des plus grands cours d'eau du continent australien et de vérifier les merveilles de cette Australie du sud, objet de tant de récits et de tant de jalousie de la part des vieux colons de Sydney…; j'y cédai.
Pendant que mon wagon, mes bagages et la plupart de mes gens filaient vers Twofold-Bay, je leur tournai le dos en ne prenant avec moi que deux hommes, trois chevaux et une demi-douzaine de mâtins et de pointers que de pauvres diables de mineurs m'avaient cédés à grand prix, dans les diggings, et seulement pour m'obliger. Je m'acheminai, à petites journées, à travers les mille vallées qui rayonnent autour des flancs nord et nord-ouest des monts Kosciusko, Balh-Hill, Maragoura, Tennent, Talbingo et Manesranges, etc., et qui portent au Morumbridge et au Murray les eaux de ces Alpes des antipodes. Vous pouvez pointer sur la grande carte de Keith-Johnston la ligne semi-circulaire qui me conduisit de Cooma à Albury par Numit et Bago, localités bien peu connues de vos géographes. Cette ligne parcourt certainement quelques-uns des plus beaux sites que renferme le continent australien; car nulle part, sur cette terre, où la nature semble encore en travail de formation, on ne saurait trouver un ensemble aussi complet de vrais paysages, d'eau et de rochers, de montagnes, de gazons et de bois.
Aussi je me réserve de vous décrire une autre fois, et avec les détails qu'elle mérite, cette partie de mon voyage. Je ne veux aujourd'hui que vous retracer à la hâte les principales impressions qu'elle m'a laissées.
Il y a trente-six ans à peine que les premiers pionniers, partis de Sydney, pénétrèrent dans ces régions; il n'y en a pas vingt-cinq qu'elles furent explorées scientifiquement par Mitchell, et cependant il faudra moins de temps encore pour que l'état originel de la contrée ne se retrouve plus que dans le livre de ce voyageur. Bientôt les chercheurs d'or, les bushmen, la dent et le pied des troupeaux, la charrue et la hache du squatter auront tout changé,—je suis loin de dire tout embelli.
Australie du sud.—Types indigènes.—Dessin de G. Fath d'après Petermann.
Ce qui m'a le plus frappé, c'est le petit nombre d'indigènes et le peu de gibier que j'ai rencontré sur une ligne de plus de 400 kilomètres, parcourue en chasseur, ma meute en quête et l'œil aux aguets. Animaux et hommes sauvages s'éteignent et fondent ici comme ailleurs au souffle fatal de la colonisation européenne. Les tribus de plusieurs centaines d'individus, que Stuart et Mitchell visitèrent