Ce laconisme est d'autant plus remarquable que, dans tout le cours de la pièce, Shakspeare s'est livré sans contrainte à cette abondance de réflexions et de paroles qui est l'un des caractères de son génie. Nulle part le contraste n'est plus frappant entre le fond des sentiments que peint le poëte et la forme sous laquelle il les exprime. Shakspeare excelle à voir les sentiments humains tels qu'ils se présentent, tels qu'ils sont réellement dans la nature, sans préméditation, sans travail de l'homme sur lui-même, naïfs et impétueux, mêlés de bien et de mal, d'instincts vulgaires et d'élans sublimes, comme l'est l'âme humaine dans son état primitif et spontané. Quoi de plus vrai que l'amour de Roméo et de Juliette, cet amour si jeune, si vif, si irréfléchi, plein à la fois de passion physique et de tendresse morale, abandonné sans mesure et pourtant sans grossièreté, parce que les délicatesses du coeur s'unissent partout à l'emportement des sens! Il n'y a rien là de subtil, ni de factice, ni de spirituellement arrangé par le poëte; ce n'est ni l'amour pur des imaginations pieusement exaltées, ni l'amour licencieux des vies blasées et perverties; c'est l'amour lui-même, l'amour tout entier, involontaire, souverain, sans contrainte et sans corruption, tel qu'il éclate à l'entrée de la jeunesse, dans le coeur de l'homme, à la fois simple et divers, comme Dieu l'a fait. Roméo et Juliette est vraiment la tragédie de l'amour, comme Othello celle de la jalousie, et Macbeth celle de l'ambition. Chacun des grands drames de Shakspeare est dédié à l'un des grands sentiments de l'humanité; et le sentiment qui remplit le drame est bien réellement celui qui remplit et possède l'âme humaine quand elle s'y livre; Shakspeare n'y retranche, n'y ajoute et n'y change rien; il le représente simplement, hardiment, dans son énergique et complète vérité.
Passez maintenant du fond à la forme et du sentiment même au langage que lui prête le poëte; quel contraste! Autant le sentiment est vrai et profondément connu et compris, autant l'expression en est souvent factice, chargée de développements et d'ornements où se complaît l'esprit du poëte, mais qui ne se placent point naturellement dans la bouche du personnage. Roméo et Juliette est peut-être même, entre les grandes pièces de Shakspeare, celle où ce défaut abonde le plus. On dirait que Shakspeare a voulu imiter ce luxe de paroles, cette facilité verbeuse qui, dans la littérature comme dans la vie, caractérisent en général les peuples du midi; il avait certainement lu, du moins dans les traductions, quelques poëtes italiens; et les innombrables subtilités dont le langage de tous les personnages de Roméo et Juliette est, pour ainsi dire, tissu, les continuelles comparaisons avec le soleil, les fleurs et les étoiles, quoique souvent brillantes et gracieuses, sont évidemment une imitation du style des sonnets et une dette payée à la couleur locale. C'est peut-être parce que les sonnets italiens sont presque toujours sur le ton plaintif que la recherche et l'exagération de langage se font particulièrement sentir dans les plaintes des deux amants; l'expression de leur court bonheur est, surtout dans la bouche de Juliette, d'une simplicité ravissante; et quand ils arrivent au terme extrême de leur destinée, quand le poëte entre dans la dernière scène de cette douloureuse tragédie, alors il renonce à toutes ses velléités d'imitation, à toutes ses réflexions spirituellement savantes; ses personnages, à qui, dit Johnson, «il a toujours laissé un concetti dans leur misère,» n'en retrouvent plus dès que la misère a frappé ses grands coups; l'imagination cesse de se jouer; la passion elle-même ne se montre plus qu'en s'unissant à des sentiments solides, graves, presque sévères; et cette amante si avide des joies de l'amour, Juliette, menacée dans sa fidélité conjugale, ne songe plus qu'à remplir ses devoirs et à conserver sans tache l'épouse de son cher Roméo. Admirable trait de sens moral et de bon sens dans le génie adonné à peindre la passion!
Du reste, Shakspeare se trompait lorsqu'en prodiguant les réflexions, les images et les paroles, il croyait imiter l'Italie et ses poëtes. Il n'imitait pas du moins les maîtres de la poésie italienne, ses pareils, les seuls qui méritassent ses regards. Entre eux et lui, la différence est immense et singulière: c'est par l'intelligence des sentiments naturels que Shakspeare excelle; il les peint aussi vrais et aussi simples, au fond, qu'il leur prête d'affectation et quelquefois de bizarrerie dans le langage; c'est au contraire dans les sentiments mêmes que les grands poëtes italiens du XIVe siècle, Pétrarque surtout, introduisent souvent autant de recherche et de subtilité que d'élévation et de grâce; ils altèrent et transforment, selon leurs croyances, religieuses et morales, ou même selon leurs goûts littéraires, ces instincts et ces passions du coeur humain auxquels Shakspeare laisse leur physionomie et leur liberté natives. Quoi de moins semblable que l'amour de Pétrarque pour Laure et celui de Juliette pour Roméo? En revanche, l'expression, dans Pétrarque, est presque toujours aussi naturelle que le sentiment est raffiné; et tandis que Shakspeare présente, sous une forme étrange et affectée, des émotions parfaitement simples et vraies, Pétrarque prête à des émotions mystiques, ou du moins singulières et très-contenues, tout le charme d'une forme simple et pure.
Je veux citer un seul exemple de cette différence entre les deux poëtes, mais un exemple bien frappant, car c'est sur la même situation, le même sentiment, presque sur la même image que, dans cette occasion, ils se sont exercés l'un et l'autre.
Laure est morte. Pétrarque veut peindre, à son entrée dans le sommeil de la mort, celle qu'il a peinte, si souvent et avec tant de passion charmante, dans l'éclat de la vie et de la jeunesse:
Non come fiamma che per forza è spenta,
Ma che per se medesma si consume,
Sen' andò in pace l'anima contenta,
A guisa d'un soave e chiaro lume,
Cui nutrimento a poco a poco manca,
Tenendo al fin il suo usato costume.
Pallida nò, ma più che neve bianca
Che senza vento in un bel colle fiocchi,
Parea posar come persona stanca.
Quasi un dolce dormir ne' suoi begli occhi,
Sendo lo spirto già da lei diviso,
Era quel che morir chiaman gli schiocchi.
Morte bella parea nel suo bel viso3.
«Comme un flambeau qui n'est pas éteint violemment, mais qui se consume de lui-même, son âme sereine s'en alla en paix, semblable à une lumière claire et douce à qui l'aliment manque peu à peu, et qui garde jusqu'à la fin son apparence accoutumée. Elle n'était point pâle, mais, plus blanche que la neige qui tombe à flocons, sans un souffle de vent, sur une gracieuse colline, elle semblait se reposer, comme une personne fatiguée. L'esprit s'étant déjà séparé d'elle, ses beaux yeux semblaient dormir doucement de ce sommeil que les insensés appellent la mort, et la mort paraissait belle sur son beau visage.»
Juliette aussi est morte. Roméo la contemple dans son tombeau, et lui aussi il la trouve toujours belle:
… O, my love, my wife!
Death, that has suck'd the honey of thy breath,
Has had no power yet upon thy beauty;
Thou art not conquer'd; beauty's ensign yet
Is crimson in thy lips and in thy cheeks;
And death's pale flag is not advanced there!
«O