Disons tout de suite que l'attitude de la jeune fille, en cette occasion, comme en beaucoup d'autres, parut de plus en plus louche à Rouletabille. Elle savait qu'Athanase était aux prises avec Gaulow et la farouche guerrière, l'ardente patriote qu'elle était consentait tout à coup à n'être que spectatrice du combat! Elle n'allait pas aider Khetew!… Et elle attendait les jeunes gens à l'entrée du village pour leur faire suivre un chemin d'où ils pourraient voir le combat, mais gui les en éloignait, comme si elle avait peur d'un renfort pour Khetew!…
Enfin voilà un événement bien extraordinaire! Dans une des premières rencontres que les siens, ses frères bulgares ont avec l'oppresseur turc, Ivana Vilitchkov, se contente de regarder!… mais comme elle regardait! Ce qu'ils voyaient, du reste, avait une véritable grandeur héroïque.
Dans la nuit commençante, éclairée par les flammes du minaret comme par un gigantesque flambeau, deux hommes, au milieu de la place, se livraient un combat furieux. Ils étaient le centre et le pivot d'une lutte acharnée. Autour d'eux, soldats bulgares et bachi-bouzouks se fusillaient, se déchiraient, se taillaient en pièces. Il y avait cinquante engagements partiels, mais on ne voyait que celui-là! Les deux héros, Gaulow et Athanase, étaient montés sur des chevaux qui semblaient animés de la même haine que leurs maîtres et qui les portaient l'un contre l'autre avec une furie sans égale.
Les deux bêtes et les deux chefs se heurtaient avec une rage qui paraissait devoir, en un instant, les anéantir. On s'attendait, après le choc qui faisait trembler le sol de la place, à ce qu'ils roulassent tous quatre pour ne plus se relever, et l'esprit restait confondu de les voir se dégager pour courir autour de cette arène de carnage et se retrouver avec une force nouvelle!
Les sabres tournaient autour des têtes et s'abattaient pour les faucher, mais les bonds prodigieux des montures sauvaient les cavaliers d'un coup funeste, ou un cheval se cabrait, formant bouclier, et c'était à recommencer! On eût dit qu'ils étaient invulnérables tous deux, et tous deux ne cessaient de se frapper.
Ivana, haletante, regardait cette joute avec une passion qui touchait au délire.
Des interjections, des mots inarticulés, des phrases incompréhensibles s'échappaient de sa gorge râlante.
Dans son désordre, elle n'avait pas pris garde qu'elle avait saisi la main de Rouletabille et qu'elle la lui serrait avec plus ou moins de force suivant les phases du combat.
Mais quelle ne fut pas l'horreur dans laquelle Rouletabille fut plongé en constatant soudain que chaque pression de cette main fiévreuse, que chaque soupir de cette gorge haletante était pour Gaulow.
Oui, alors que Rouletabille et ses compagnons suivaient les péripéties de cette terrible passe d'armes avec une angoisse qui augmentait chaque fois qu'Athanase courait un danger plus grand, et avec un espoir qui s'exprimait par d'encourageantes exclamations chaque fois que ce dernier semblait prendre le dessus, Ivana, elle, partageait des émotions diamétralement opposées.
Quand Gaulow, sous un coup imprévu, semblait menacé, elle était prête à défaillir et c'est avec peine qu'elle retenait le cri de son allégresse quand on pouvait croire que tout était fini pour Athanase.
Soudain, comme le cheval de Gaulow venait de s'abattre, entraînant dans sa chute son cavalier, elle eut un sourd gémissement.
En un instant, Athanase, hors de selle, s'était jeté sur le pacha noir, le sabre haut.
Gaulow faisait des efforts inouïs pour se dégager de sa bête, mais il n'y parvint que dans le moment qu'Athanase l'abattait d'un coup terrible.
Le pacha noir tomba au milieu des cris de victoire des Bulgares, qui traînèrent sa dépouille au milieu de la place, cependant que les bachi-bouzoucks, qui avaient décidément le dessous, s'enfuyaient de toutes parts.
La Candeur, Vladimir, Tondor s'étaient levés et applaudissaient au triomphe de leur champion; mais Rouletabille était occupé à soutenir Ivana qui, sans force, quasi mourante, s'était laissée tomber dans les bras du reporter et tournait vers lui une figure désespérée.
–Ivana, lui dit Rouletabille, revenez à vous!… reprenez vos sens!… C'est sans doute la joie qui vous tue!…
A cette parole fatale, la jeune fille eut un douloureux sourire et ne répondit rien…
Sur la place, il n'y avait plus de combat qu'autour de la mosquée, où quelques bachi-bouzoucks s'étaient réfugiés et risquaient d'être brûlés vifs!… Aussi s'efforçaient-ils d'en sortir, cependant que les Bulgares, avec des cris de joie et de victoire, et tout aussi cruels que les Turcs, les rejetaient dans la fournaise…
–Allons féliciter Athanase!… s'écria La Candeur.
–Allez donc! fit Rouletabille: Madame est souffrante, je reste près d'elle…
–Allez-vous-en tous! pria Ivana… dans un souffle… ne vous occupez pas de moi…
Or dans le moment il y eut un curieux mouvement sur la place…
On vit tout à coup courir et se grouper les Bulgares; ceux qui étaient descendus de cheval remontaient en selle avec une hâte fébrile… une sonnerie de clairon appela les retardataires… quelques coups de feu furent encore tirés ça et là, puis toute la troupe, avec Athanase Khetew, disparut… vida la place, abandonna le village pour la direction du Nord.
–Qu'est-ce que ça signifie? demanda La Candeur.
–Ça signifie, mon cher, que les Turcs ne doivent pas être loin et qu'ils reviennent en nombre!… répliqua Rouletabille… Allons! oust! sauvons-nous, s'il en est temps encore!… Un peu de courage, madame!… ajouta-t-il en se tournant vers Ivana… Il faut vous remettre d'une émotion aussi douloureuse!…
Elle eut encore son sourire navré; mais avec effort, elle s'était redressée… Il la vit pâle comme un spectre et titubante…
Rouletabille était bien aussi pâle qu'elle et il pensait:
«Comme elle l'aimait, ce bourreau de sa famille!»
Et il la méprisait et la détestait et eût voulu lui faire du mal… Car il souffrait atrocement et elle n'avait même pas l'air de s'en apercevoir.
Elle ne pensait qu'au mort, qu'à ce grand corps noir ensanglanté qui avait été abattu par Athanase et que les soldats avaient emporté comme un trophée après l'avoir traîné hideusement autour de la place.
–Vite!… s'écria Vladimir… Voilà les bachi-bouzoucks qui sortent de leur mosquée… Nous n'allons plus avoir affaire qu'à des Turcs…
Mais il était trop tard pour partir…
Les Turcs étaient déjà là… Les bachi-bouzoucks étaient revenus avec une troupe importante de réguliers qui reprenait possession du village avec des cris, des injures à l'adresse de l'ennemi en fuite.
Le commandant du détachement turc, qui tenait son quartier général à Almadjik, apprenant par les familles osmanlis qui avaient abandonné leur village, après avoir préalablement massacré les indigènes bulgares, que les escadrons de Stanislawoff avaient été vus dans cette région de l'Istrandja-Dagh et accouraient à marche forcée, avait rassuré toute la population: d'après ses renseignements personnels, il affirmait que toute l'armée bulgare était descendue à l'Ouest par la Maritza, sur Mustapha-Pacha, et allait concentrer son effort sur Andrinople; donc les cavaliers aperçus par les populations de l'Est ne pouvaient être que des reconnaissances appartenant à l'extrême aile gauche de cette armée d'investissement, et les forces dont elles disposaient ne pouvaient être que peu considérables.
Et il avait envoyé deux compagnies dans le village, jugeant qu'elles seraient bien suffisantes pour faire tourner casaque à l'ennemi. Cette erreur du chef du détachement d'Almadjik fut renouvelée vingt-quatre heures plus tard par le pacha commandant les troupes de Kirk-Kilissé, lequel devait les faire sortir