On voit, par les particularités contenues dans cette lettre, qu'il existait entre Bussy et sa cousine tous les genres d'intimité, excepté celui qu'elle repoussait, et qui n'eût point été compatible avec de tels aveux. Cependant, c'est alors que leur liaison semblait la plus étroite, c'est lorsque leur amitié mutuelle s'était accrue par l'habitude de se communiquer leurs pensées, qu'il y eut entre eux une rupture absolue. L'outrage qui en fut la suite aurait pu rendre cette rupture définitive, si l'excellent caractère de madame de Sévigné, la bonté de son cœur, le repentir sincère de Bussy, sa noble conduite dans une circonstance délicate, un orgueil de famille assez prononcé dans le cousin comme dans la cousine, les inclinations qu'ils avaient toujours eues l'un pour l'autre, n'eussent, après huit ans d'intervalle, opéré entre eux un rapprochement sincère, et renoué enfin une correspondance depuis longtemps interrompue.
Mais pour bien connaître la cause de cette rupture, qui eut peut-être plus d'influence sur la destinée de madame de Sévigné qu'elle-même ne le soupçonna, il faut continuer à suivre les principaux détails de la vie de Bussy, comme nous l'avons fait jusque ici.
Bussy dès les premiers moments qu'il fut placé sous les ordres du maréchal de Turenne, lui avait déplu209: Bussy cependant avait un courage brillant; il était bon officier, entendait bien la guerre, et fit plusieurs actions d'éclat qui lui méritèrent les éloges de Turenne lui-même; mais Bussy faisait souvent des fautes par un excès de présomption. Il était vain et arrogant, et il aimait trop ses plaisirs pour ne pas souvent négliger ses devoirs210. Son esprit médisant et caustique dirigeait sur tout le monde, et sur ses supérieurs même, des traits acérés211. Trop jaloux des priviléges de sa charge, il faisait de son plein gré des promotions dans la cavalerie, et délivrait des commissions d'officier sans en référer au général en chef212. Il en avait le droit; mais dans l'exercice de l'autorité il faut moins consulter son droit que l'intérêt de la chose qui nous a été confiée, et le jugement nous indique quand il faut aller au delà de nos pouvoirs et quand il faut rester en deçà. Le privilége dont Bussy abusait était de nature à déplaire à tout général en chef, même en temps de paix; en guerre il était évidemment nuisible au bien du service, et il entraînait de fâcheuses conséquences.
Malgré son orgueil, Bussy faisait assidûment sa cour à Mazarin et à Fouquet, dans l'espérance d'obtenir de l'avancement du premier et de l'argent du second213; or, rien n'était plus propre qu'une telle conduite à lui enlever l'estime de Turenne. Ce grand capitaine se prévalait de l'appui qu'il prêtait à l'État pour se maintenir dans une indépendance utile aux succès de ses opérations; il lui importait peu de déplaire au premier ministre: parfaitement désintéressé, il n'avait ni richesses ni faveurs à demander, et la nécessité de la discipline le portait à vouloir que les officiers sous ses ordres dépendissent de lui et non de Mazarin. Bussy, malgré ses pressantes sollicitations, n'obtenait point l'exécution des promesses qui lui avaient été faites. Il attribuait le défaut de succès de ses démarches au peu de crédit dont il jouissait près de Turenne, et il ne se trompait pas. Quoique Mazarin fût jaloux de Turenne, il lui rendait justice; il savait apprécier ses services et ses talents, et il le ménageait. Si Bussy avait pu obtenir l'appui de ce grand capitaine, Mazarin n'aurait pas osé lui manquer si souvent de parole.
A tous ces mécomptes de l'ambition Bussy joignait une conduite propre à lui faire beaucoup d'ennemis: il ne se contentait pas d'une seule maîtresse, mais toutes les femmes qui lui plaisaient devenaient les objets de ses poursuites; et comme il réussissait souvent, il avait contre lui beaucoup d'envieux et de jaloux et un plus grand nombre de rivaux. Ce qu'il y avait pour lui de plus triste et de plus désastreux, c'est qu'il n'avait ni ordre dans ses affaires ni économie dans ses dépenses; son faste, son goût pour les plaisirs lui en faisaient faire d'excessives, et de très-disproportionnées à sa fortune. Les sommes qu'il avait empruntées au surintendant pour payer sa charge eussent exigé de lui qu'il fît des épargnes, afin de pouvoir en opérer le remboursement et en servir les intérêts; mais, bien loin de pouvoir y parvenir, il avait contracté de nouvelles dettes. Dans son marché avec Fouquet, il s'était engagé d'obtenir avant trois ans un grade supérieur à celui de mestre de camp dans la cavalerie214, et de céder cette dernière charge au surintendant, qui voulait la faire passer dans sa famille. Pour sûreté de cette condition, Bussy avait remis d'avance à Fouquet la démission de sa charge; mais comme Bussy ne put obtenir d'avancement dans les délais déterminés, Fouquet refusa de lui compter les sommes stipulées en cas d'exécution de cette clause de leur contrat. Bussy voulut alors ravoir la démission souscrite par lui: pour forcer le surintendant à la lui rendre, il se servit de l'influence de l'abbé Fouquet, alors brouillé avec son frère, mais en grande faveur auprès de la reine mère et de Mazarin. Par le moyen d'une si puissante intervention, Bussy parvint à se faire rendre la démission qu'il avait donnée; mais il s'attira l'inimitié du surintendant215.
Pour qu'aucun travers, aucune cause de ruine ne manquât à Bussy, il était joueur: il est vrai que, si on l'en croit, il était heureux au jeu. Cependant il y a lieu de penser qu'il aimait à se vanter de ce qu'il gagnait, et se taisait sur ses pertes. Il fait mention dans ses Mémoires des gains considérables qu'il fit pendant qu'il était à l'armée de Catalogne. Ils lui suffirent pour défrayer toutes ses dépenses pendant cette campagne; il lui resta même encore dix mille écus sur cet argent216. Dans la lettre à sa cousine dont nous venons de transcrire une partie, il dit qu'il a gagné huit cents louis217, et qu'il est tellement en veine, que personne n'ose plus jouer avec lui. Cependant, lorsque l'année suivante le moment vint de partir pour l'armée, il se trouva dans une telle détresse qu'il n'avait pas de quoi suffire à la dépense de ses équipages218, et si peu de crédit, que personne ne voulait lui prêter219. Il ne savait comment se tirer d'embarras, lorsque l'évêque de Châlons, Jacques de Neuchèse, oncle de sa première femme, dont nous avons parlé précédemment220, mourut. Cet évêque avait donné par contrat de mariage à sa nièce, lorsqu'elle épousa Bussy, une valeur de dix mille écus, et autant à son autre nièce madame de Sévigné; le tout était payable seulement après sa mort. Madame de Sévigné, qui désirait avoir une terre de l'évêque de Châlons rapprochée de Bourbilly, avait proposé à Bussy de traiter avec lui de ses droits dans la succession de leur oncle. Bussy, sans rejeter ni accepter cette proposition, mais uniquement occupé du soin de se tirer de la gêne où il était, envoya Corbinelli à sa cousine, pour lui demander en son nom de lui faire trouver dix mille écus: il lui offrit pour garantie le nouvel héritage