Ces mémoires, si nous y donnions une suite, feraient connaître les qualités et les défauts du fils et de la fille de madame de Sévigné, et la part que l'on doit faire en eux au naturel, au temps, aux circonstances. Mais nous pouvons juger dès à présent, par l'ensemble de leur vie, combien fut solide et brillante l'éducation que cette mère tendre et éclairée sut donner à ses enfants, et combien les résultats en furent heureux.
Sa fille, remarquable par son éclatante beauté, devint la femme d'un homme deux fois veuf, et beaucoup plus âgé qu'elle. Jamais elle ne fit soupçonner sa vertu: forcée par le rang et la place qu'occupait son mari, à une représentation continuelle, elle suffit à toutes les exigences du grand monde. Contrainte, par le goût de M. de Grignan pour le faste et l'ostentation, à des dépenses ruineuses, elle sut, par l'ordre et l'économie, trouver des ressources à mesure qu'il les épuisait: quand il eut consumé presque tout son bien, elle n'hésita pas à s'engager pour lui et à lui sacrifier une partie du sien.
Le fils de madame de Sévigné fut un militaire distingué: il se fit remarquer par son intrépidité et son habileté, en Orient, dans la petite croisade de la noblesse française contre les Turcs qui assiégeaient Candie; en Hollande, dans l'armée du maréchal de Luxembourg; au sanglant combat de Senef et à l'attaque meurtrière du prince d'Orange. Gai, aimable, prévenant, poli, blond comme sa mère et sa sœur, d'une figure agréable, il se fit chérir dans le monde, où il était fort répandu; il en adopta aussi les travers et les déréglements, mais sans les pousser jusqu'à ce degré qui entache. Après avoir brillé parmi les hommes de plaisir, il devint, dans sa vieillesse, le modèle des hommes vertueux. Sa piété, douce et indulgente, ne fut pas incompatible avec les délassements de l'esprit et le commerce des Muses; car sous le rapport de l'instruction les deux enfants de madame de Sévigné ne furent pas moins remarquables que sous celui des qualités sociales. Sa fille, qui savait un peu de latin et parfaitement bien la langue italienne, écrivait dans la sienne avec une pureté et un savoir qui a fait conclure de nos jours qu'elle devait être pédante: banale accusation, rarement méritée par les femmes qui s'élèvent au-dessus de la foule par des études sérieuses et profondes, et que renouvellent sans cesse l'ignorance et la frivolité, envieuses d'une supériorité qui les choque. Le fils de madame de Sévigné aimait les belles-lettres. Boileau et Racine, avec lesquels il fut lié, achevèrent de former son goût, qui était plus pur que celui de sa mère; mais les principes moins classiques de madame de Sévigné en littérature étaient peut-être plus favorables aux élans de l'imagination et à l'originalité du style. Le marquis de Sévigné avait un talent particulier pour bien lire, surtout les pièces de théâtre; ce qu'il dut peut-être à sa liaison intime avec la Champmêlé, dont il fut pendant quelque temps amoureux, autant qu'il pouvait l'être. Il cultiva toujours la langue latine, et s'y rendit très-habile. Vers la fin de ses jours, il eut une discussion avec le célèbre Dacier sur le sens d'un passage d'Horace; et sa dissertation, qui fut imprimée, lui attira l'approbation des érudits du temps156.
Ces détails suffisent pour avoir une idée des soins que madame de Sévigné a donnés à l'éducation de ses enfants. Il est probable qu'a l'époque dont nous nous occupons leur instruction était le motif qui la retenait à Paris et la forçait d'y séjourner. Un passage des mémoires de l'abbé Arnauld semble prouver qu'elle ne les quittait que rarement de vue, et qu'il était difficile de la rencontrer sans eux.
L'abbé Antoine Arnauld était le fils aîné du célèbre Arnauld d'Andilly, dont il a été fait mention dans le chapitre précédent. L'abbé Arnauld avait d'abord, malgré la volonté de son père, choisi la profession des armes, qu'il quitta, parce que la mort de Feuquières lui avait ravi tout espoir d'avancement. Il embrassa à vingt-sept ans l'état ecclésiastique. Attaché à son oncle Henri Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, qui fut depuis évêque d'Angers, quoique janséniste, l'abbé Arnauld séjourna pendant quelque temps chez les solitaires de Port-Royal. Il demeura attaché à leurs doctrines, mais par esprit de famille, et pour satisfaire à sa position, plutôt que par conviction. Il n'avait aucun goût pour les discussions théologiques, et il avait conservé, au contraire, de très-fortes inclinations pour le monde et ses jouissances. Il était lié avec plusieurs femmes aimables, et même avec plusieurs femmes galantes157. Il était l'ami de Renaud de Sévigné; et la terre de Champiré que possédait celui-ci, dans le voisinage d'Angers, leur donnait les moyens de se voir fréquemment. Renaud de Sévigné passait alors presque tous ses hivers à Paris; et il s'y trouvait lorsqu'un procès y amena l'abbé Arnauld, au commencement de l'année 1657.
«Ce fut en ce voyage, dit-il, que M. de Sévigné me fit faire connaissance avec l'illustre marquise de Sévigné, sa nièce, dont le nom vaut un éloge à ceux qui savent estimer l'esprit, l'agrément et la vertu. On peut dire d'elle une chose fort avantageuse et fort singulière; qu'une des plus dangereuses plumes de France [c'est Bussy-Rabutin que l'abbé Arnauld désigne ici] ayant entrepris de médire d'elle comme de beaucoup d'autres, a été contrainte, par la force de la vérité, de lui feindre des défauts purement imaginaires, ne lui en ayant pu trouver de réels. Il me semble que je la vois encore telle qu'elle me parut la première fois que j'eus l'honneur de la voir, arrivant dans le fond de son carrosse tout ouvert, au milieu de monsieur son fils et de mademoiselle sa fille; tous trois tels que les poëtes représentent Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane, tant il éclatait d'agréments et de beauté dans la mère et dans les enfants. Elle me fit l'honneur dès lors de me promettre de l'amitié, et je me tiens fort glorieux d'avoir conservé jusqu'à cette heure un don si cher et si précieux. Mais aussi je dois dire, à la louange du sexe, que j'ai trouvé beaucoup plus de fidélité dans mes amies que dans mes amis, ayant été souvent trompé par ceux-ci, et ne l'ayant jamais été par les premières158.»
Ce fut aussi cette même année que le frère de l'abbé Arnauld, le célèbre Arnauld de Pomponne, vit les deux enfants de madame de Sévigné chez leur oncle Renaud de Sévigné; il fut tellement frappé de leur beauté, que près de vingt ans après, et lorsqu'il était ministre, il se souvenait de cette journée, et la rappelait à la marquise de Sévigné. Celle-ci, en écrivant à madame de Grignan, lui dit: «Monsieur de Pomponne se souvient d'un jour que vous étiez petite fille chez mon oncle Sévigné. Vous étiez derrière une vitre avec votre frère, plus belle, dit-il, qu'un ange; vous disiez que vous étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son père. Votre frère était beau comme vous. Vous aviez neuf ans. Il me fit souvenir de cette journée. Il n'a jamais oublié aucun moment où il vous a vue159.»
Au commencement de cette année il parut un recueil de vers où la louange de madame de Sévigné se trouve réunie à celle du roi, de Monsieur, de la reine, de Mazarin, des ministres, et des personnes des deux sexes les plus illustres. Ce recueil est un phénomène intellectuel qui serait à peine croyable s'il n'était si bien attesté. Le fils d'un comédien de Paris, nommé Beauchasteau, se montra si précoce, que dès l'âge de sept à huit ans il parlait plusieurs langues et improvisait des vers avec facilité. On le fit venir à la cour; on le mit à l'épreuve, et il surpassa encore l'idée que les