La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01. Honore de Balzac. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Honore de Balzac
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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la faculté de poursuivre au grand jour l'accomplissement de ses vœux. Aussi la pudeur est-elle chez vous, et surtout chez toi, la barrière infranchissable qui garde les secrets de votre cœur. Ton hésitation à me confier tes premières émotions m'a dit assez que tu souffrirais les plus cruelles tortures plutôt que d'avouer à Savinien...

      — Oh! oui, dit-elle.

      — Mais, mon enfant, tu dois faire plus: tu dois réprimer les mouvements de ton cœur, les oublier.

      — Pourquoi?

      — Parce que, mon petit ange, tu ne dois aimer que l'homme qui sera ton mari; et quand même monsieur Savinien de Portenduère t'aimerait...

      — Je n'y ai pas encore pensé.

      — Écoute-moi? Quand même il t'aimerait, quand sa mère me demanderait ta main pour lui, je ne consentirais à ce mariage qu'après avoir soumis Savinien à un long et mûr examen. Sa conduite vient de le rendre suspect à toutes les familles, et de mettre entre les héritières et lui des barrières qui tomberont difficilement.

      Un sourire d'ange sécha les pleurs d'Ursule, qui dit: — A quelque chose malheur est bon! Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. — Qu'a-t-il fait, mon parrain? reprit-elle.

      — En deux ans, mon petit ange, il a fait à Paris pour cent vingt mille francs de dettes! Il a eu la sottise de se laisser coffrer à Sainte-Pélagie, maladresse qui déconsidère à jamais un jeune homme par le temps qui court. Un dissipateur capable de plonger une pauvre mère dans la douleur et la misère fait, comme ton pauvre père, mourir sa femme de désespoir!

      — Croyez-vous qu'il puisse se corriger? demanda-t-elle.

      — Si sa mère paye pour lui, il se sera mis sur la paille, et je ne sais pas de pire correction pour un noble que d'être sans fortune.

      Cette réponse rendit Ursule pensive: elle essuya ses larmes et dit à son parrain: — Si vous pouvez le sauver, sauvez-le, mon parrain; ce service vous donnera le droit de le conseiller: vous lui ferez des remontrances...

      — Et, dit le docteur en imitant le parler d'Ursule, il pourra venir ici, la vieille dame y viendra, nous les verrons, et...

      — Je ne songe en ce moment qu'à lui-même, répondit Ursule en rougissant.

      — Ne pense plus à lui, ma pauvre enfant; c'est une folie! dit gravement le docteur. Jamais madame de Portenduère, une Kergarouët, n'eût-elle que trois cents livres par an pour vivre, ne consentirait au mariage du vicomte Savinien de Portenduère, petit-neveu du feu comte de Portenduère, lieutenant général des armées navales du roi et fils du vicomte de Portenduère, capitaine de vaisseau, avec qui? avec Ursule Mirouët, fille d'un musicien de régiment, sans fortune, et dont le père, hélas! voici le moment de te le dire, était le bâtard d'un organiste, de mon beau-père.

      — O mon parrain! vous avez raison: nous ne sommes égaux que devant Dieu. Je ne songerai plus à lui que dans mes prières, dit-elle au milieu des sanglots que cette révélation excita. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi? En prison, lui!

      — Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide.

      Le silence régna pendant quelques instants. Quand Ursule, qui n'osait regarder son parrain, leva les yeux sur lui, son cœur fut profondément remué lorsqu'elle vit des larmes roulant sur ses joues flétries. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels.

      — Qu'avez-vous? mon Dieu! dit-elle en se jetant à ses pieds et lui baisant les mains. N'êtes-vous pas sûr de moi?

      — Moi qui voudrais satisfaire à tous tes vœux, je suis obligé de te causer la première grande douleur de ta vie! Je souffre autant que toi. Je n'ai pleuré qu'à la mort de mes enfants et à celle d'Ursule. Tiens, je ferai tout ce que tu voudras! s'écria-t-il.

      A travers ses larmes, Ursule jeta sur son parrain un regard qui fut comme un éclair. Elle sourit.

      — Allons au salon, et sache te garder le secret à toi-même sur tout ceci, ma petite, dit le docteur en laissant sa filleule dans son cabinet.

      Ce père se sentit si faible contre ce divin sourire qu'il allait dire un mot d'espérance et tromper ainsi sa filleule.

      En ce moment madame de Portenduère, seule avec le curé dans sa froide petite salle au rez-de-chaussée, avait fini de confier ses douleurs à ce bon prêtre, son seul ami. Elle tenait à la main des lettres que l'abbé Chaperon venait de lui rendre après les avoir lues, et qui avaient mis ses misères au comble. Assise dans sa bergère d'un côté de la table carrée où se voyaient les restes du dessert, la vieille dame regardait le curé, qui de l'autre côté, ramassé dans son fauteuil, se caressait le menton par ce geste commun aux valets de théâtre, aux mathématiciens, aux prêtres, et qui trahit quelque méditation sur un problème difficile à résoudre.

      Cette petite salle, éclairée par deux fenêtres sur la rue et garnie de boiseries peintes en gris, était si humide que les panneaux du bas offraient aux regards les fendillements géométriques du bois pourri quand il n'est plus maintenu que par la peinture. Le carreau, rouge et frotté par l'unique servante de la vieille dame, exigeait devant chaque siége de petits ronds en sparterie sur l'un desquels l'abbé tenait ses pieds. Les rideaux, de vieux damas vert-clair à fleurs vertes, étaient tirés, et les persiennes avaient été fermées. Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Est-il besoin de dire qu'entre les deux fenêtres un beau pastel de Latour montrait le fameux amiral de Portenduère, le rival des Suffren, des Kergarouët, des Guichen et des Simeuse. Sur la boiserie en face de la cheminée, on apercevait le vicomte de Portenduère et la mère de la vieille dame, une Kergarouët-Ploëgat. Savinien avait donc pour grand-oncle le vice-amiral de Kergarouët, et pour cousin le comte de Portenduère, petit-fils de l'amiral, l'un et l'autre fort riches. Le vice-amiral de Kergarouët habitait Paris et le comte de Portenduère le château de ce nom dans le Dauphiné. Son cousin le comte représentait la branche aînée, et Savinien était le seul rejeton du cadet de Portenduère. Le comte, âgé de plus de quarante ans, marié à une femme riche, avait trois enfants. Sa fortune, accrue de plusieurs héritages, se montait, dit-on, à soixante mille livres de rentes. Député de l'Isère, il passait ses hivers à Paris où il avait racheté l'hôtel de Portenduère avec les indemnités que lui valait la loi Villèle. Le vice-amiral de Kergarouët avait récemment épousé sa nièce, mademoiselle de Fontaine, uniquement pour lui assurer sa fortune. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Jeune et joli garçon, si Savinien fût entré dans la marine, avec son nom et appuyé par un amiral, par un député, peut-être à vingt-trois ans eût-il été déjà lieutenant de vaisseau; mais sa mère, opposée à ce que son fils unique se destinât à l'état militaire, l'avait fait élever à Nemours par un vicaire de l'abbé Chaperon, et s'était flattée de pouvoir conserver jusqu'à sa mort son fils près d'elle. Elle voulait sagement le marier avec une demoiselle d'Aiglemont, riche de douze mille livres de rentes, à la main de laquelle le nom de Portenduère et la ferme des Bordières permettaient de prétendre. Ce plan restreint, mais sage, et qui pouvait relever la famille à la seconde génération, eût été déjoué par les événements. Les d'Aiglemont étaient alors ruinés, et une de leurs filles, l'aînée, Hélène, avait disparu sans que la famille expliquât ce mystère. L'ennui d'une vie sans air, sans issue et sans action, sans autre aliment que l'amour des fils pour leurs mères, fatigua tellement Savinien qu'il rompit ses chaînes, quelque douces qu'elles fussent, et jura de ne jamais vivre en province, en comprenant un peu tard que son avenir n'était pas rue des Bourgeois. A vingt-un ans il avait donc quitté sa mère pour se faire reconnaître de ses parents et tenter la fortune à Paris. Ce devait être un funeste contraste que celui de la vie de Nemours et de la vie de Paris pour un jeune homme de vingt-un ans, libre, sans contradicteur, nécessairement affamé de plaisirs et à qui le nom de Portenduère et sa parenté si riche ouvraient les salons. Certain que sa mère gardait les économies de vingt